On dit qu’il y a fort longtemps, sous le ciel immense d’une vallée perdue, verdoyante et giboyeuse, un grand seigneur régnait sur un riche domaine, baigné par la paix — son peuple vivait dans l’abondance et l’amour de son maître. Les tours de son château se dressaient élégamment dans le paysage. Ses vignes dansaient au vent, gorgées de raisin, ses coffres débordaient de richesses.
Mais, un beau jour — un jour maudit — le feu sauvage d’un dragon de flammes affamé rugit des collines. La bête hurlant dans une déferlante de feu et de fumée noire, dévora tout sur son passage. Détruisant les obstacles comme autant de fétus de paille — murailles, champs, troupeaux, et tous les rêves du seigneur, jusqu’à ce que la vallée ne soit plus qu’un tapis de ruines et de cendres fumantes.
La terre éventrée ressemblait à un cimetière de braises, crachant une odeur âcre dans l’air suffocant. Deux héros se distinguent au cœur de ce chaos. Un Héraut, prêtre en armure, une croix pourpre, marquant sa tunique blanche. Il serre un livre sacré et psalmodie des louanges à son Dieu. Ses fidèles, les yeux rougis, brandissent des bâtons noircis, scandant leur foi. Un Chef de Clan, torse nu, tatoué d’animaux. Coiffé de cornes de taureau et d’une plume d’aigle, il murmure aux esprits dans la complainte du feu et le gémissement du vent. Son clan, silencieux, apporte seaux, pelles et armes, prêt à lutter contre la bête féroce et panser le sol blessé.
Tous luttent avec acharnement contre le dragon. Les hymnes du Héraut pour chasser les flammes, ses guerriers hurlant à ses côtés. Le Chef, grand sage, parlaient aux éléments, dansait avec l’eau et le vent, implorant les esprits à calmer le brasier. — Ils triomphèrent tous ensemble, épuisés, mais radieux et fiers — le dragon s’éteignit, ses dernières braises sifflant dans la cendre avec fracas.
Mais alors que la fumée montait encore, et qu’ils venaient à peine de se relever, une nouvelle tempête éclata entre eux.
Tout démarra sur un malentendu.
Reconnaissant, le Gardien chantaient sa joie : « Merci Terre-Mère ! Mère de nos mères ! Merci de nous avoir accordé la victoire ! Ce soir ton souffle à bénis tes enfants reconnaissants. Aho ! »
« Pardon ? Tu te trompes, sauvage ! C’est grâce à Dieu, que nous avons vaincu ! Il est Le Seigneur des seigneurs. Le Seul, l’Unique. Notre Roi à tous ! » tonna l’Héraut sur un ton défiant toute protestation.
« Moi je crois en la Nature, là, sous nos pieds. Celle qui me porte tous les jours ! Pas un hypothétique ‘Dieu du Ciel’ invisible… » tenta d’argumenter le chaman. Mais frappant son livre contre sa croix, le Héraut rétorqua:
« J’ai parié sur Lui : s’Il existe nous gagnons et nous obtenons l’éternité, comme promis ! Sinon, nous ne perdons rien puisque nous aurons vécu selon des valeurs admirables. Je sers une cause noble, des valeurs fondamentales, pas une nourrice indifférente à nos malheurs ! ». Ses fidèles rugirent, brandissant leurs bâtons comme des lances.
« Tu insultes la vie qui t’a fait naître, langue de vipère ! Tu es la honte de tes ancêtres ! » répondit le Gardien, plantant son bâton de parole dans le sol noir, sa plume d’aigle virevoltant, en signe de défi. « Moi je me fie à elle : si ses rivières coulent, nous boirons sans soif et éteindrons encore bien des incendies ! Si elles meurent, nous mourrons tous et ton ciel restera une tombe vide. Jamais je ne parierai sur ton trône de pacotilles, fabriqué d’illusions ! ». Son clan vociféra plus fort, serrant leurs outils comme des boucliers.
Les mots devinrent des bourrasques de rage. « Tu délires ! Mon Roi voit tout ! Il peut tout ! » cria l’Héraut. « Ton pari est une fuite irresponsable, une promesse creuse ! La Terre saigne et souffre sous nos yeux et tu ne fais rien ! » rétorqua le Gardien.
Une pierre vola, lancée par un fidèle de l’Héraut. Une pelle siffla, brandie par un ami du Gardien. Et les cris fusèrent de toutes parts, sauvages et menaçants : « Hérétiques ! Tuez-les ! » hurlaient les uns, « Mort aux fous de Dieu ! » répondaient les autres. Les deux camps s’élancèrent dans un seul et même élan, frappant à bâtons rompus jusqu’à épuiser la cendre. Le sang qui coula éteignit les dernières braises… et les dernières tours du seigneur s’effondrèrent dans un grondement sourd, dévastées par la folie humaine.
Le silence déploya ses ailes sur la vallée, figeant le chaos et le sang durci, dans un champs de désolation…
Mais la légende nous murmure une autre idée. Tu sais?…
Imagine, petit…
Observe maintenant cette vallée ravagée et ses habitants démunis avec un autre regard. Vois ce fameux Héraut tonitruant, prêtant sa voix forte au Gardien de la Terre, pour rallier les clans, porter l’eau et se relayer. Regarde comme ils forment ainsi une chaîne humaine, qui véhicule une solution — tous ensemble, ils œuvrent pour la victoire. Le Gardien tendant ses mains au prêcheur, qui lui transmet le seau d’eau, contenant le précieux liquide. En restant unis, ils auraient sauvé plus que ce fléau — ils auraient sauvé la paix. Qui avait raison ? Peut-être aucun, peut-être les deux. Le sais-tu, toi ?
Tu vois, mon enfant, dans cette guerre qui brisa tout et laissa le domaine du seigneur en ruines, la légende devient notre miroir…
La Terre souffre aujourd’hui, et cet incendie n’est qu’une histoire au milieu des cris actuels — réchauffement, pollution, guerres, pandémies, une sixième extinction qui ronge les os du monde. Les médias et les réseaux nous inondent de catastrophes. Dans cette vallée lointaine, deux hommes ont lutté, leurs adeptes à leurs flancs. L’un a misé sur un Dieu tout-puissant, l’autre sur des esprits vivants. Le feu est tombé, mais leur vanité a tout ravagé.
Leurs dogmes les ont aveuglés. L’Héraut voit un châtiment, son but fixé sur une rédemption céleste. Son identité de soldat divin le pousse à dominer, pas à guérir, à combattre, pas à soigner. Le Gardien, lui, cherche à réparer, une mission d’harmonie terrestre. Son rôle de souffle vivant, qui le relie au monde, le perd dans une transe de perdition. Leur victoire commune sur l’incendie s’est muée en guerre fratricide : la promesse du paradis des uns contre un cercle d’harmonie des autres, une exclusivité qui exclut les liens naturels. Ce conflit est notre reflet — une société qui consomme, divise, attise des braises sous prétexte de les éteindre.
Les croyances tuent plus qu’elles ne sauvent. Elles peuvent nous anéantir. Si on ne fait rien, les incendies grandissent en nous et se propageront au-dehors. Au travers de nos conflits intimes — colère, jalousie, violence, pulsions qu’on nourrit en serrant trop fort —, nous consumons nos proches comme ces hommes ont ravagé le sol.
Court métrage «A Brief Disagreement» by Steve Cutts
Et toi, qui me lis, si nous ouvrions les paris ?
Quand les flammes grondent en toi — colère ou peur —, comment réagis-tu ?
Sur quoi mises-tu : la guerre ou le cercle ?
Cette histoire mérite une réponse. Non ?
Pierre-Yves Gadina © 7 mars 2025