Conte sauvage des civilisés

Conte sauvage des civilisés

Et si la colère n’était pas un danger…
mais un cri de vérité muselé ?

Dans «Les Nouveaux Sauvages» de Damián Szifrón, six récits fracassent la façade lisse de la civilisation : un avion devient un piège mortel, une fourrière explose sous la rage d’un homme, un mariage s’effondre dans la trahison. Sous notre vernis civilisé, nous portons tous un bouton, une cicatrice mal soignée qui, une fois pressée, peut tout faire sauter. Notre époque a troqué les coups pour des blessures invisibles — trahison, injustice, humiliation —, mais les oubliés, comme Pasternak ou Simón, ne se laissent pas faire.

Je n’ai pas pleuré. Pas en visionnant le film. Mais un gouffre s’est ouvert en moi, une faille douloureuse, qui me ramenait à un vieux souvenir enfoui.

Les histoires que raconte Szifrón, c’est son cri. Un cri social, un cri intime.
Chaque personnage finit par craquer et pêter un câble. À bout de nerfs.
La violence blesse. L’injustice s’accumule. L’humiliation gronde.
Et soudain — la rage éclate.

Pas celle du voyou. Non.
Celle du bon gars, du « bon citoyen », de l’épouse exemplaire, du conducteur pressé.
Moi. Nous… Toi.

Ce film m’a scotché et révélé une brèche en moi que je croyais guérie.

« Relatos salvajes » · Les nouveaux Sauvages

Bande annonce officielle en version original sous-titrée.
Réalisé par Damián Szifron · Argentine 2015 · Avec Rita Cortese, Osmar Núñez, Ricardo Darín, Darío Grandinetti, Oscar Martínez et Nancy Dupláa.

C’est en retombant, les jours suivants, que la douleur est montée. Pas la colère. La blessure.

Je repensais à ce livre que j’avais mis de côté: «Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même» — Lise Bourbeau.

Trahison. Rejet. Abandon. Humiliation. Injustice…
Des mots simples. Trop simples ? Peut-être, mais tellement justes.
Remarquez l’acronyme: TRAHI…

Chaque personnage du film est la marionnette d’une de ces blessures.
Et chaque explosion… une tentative maladroite de guérison.

Je me suis demandé :

Et moi ? Quelle blessure me gouverne quand je m’éteins, que je me tais, que je m’écarte ?
Pourquoi cette scène m’a-t-elle tant frappé — celle de l’homme seul contre le système ?
Pourquoi ai-je tant pleuré — plus tard, dans la cuisine, face au vide ?

Et je me suis souvenu :

À 13 ans, j’ai été l’un de ces oubliés. Placé dans l’internat de St-Maurice, une abbaye austère coincée entre deux falaises, j’ai grandi sous le joug des rituels et du regard sentencieux des hommes de religion.

Là, entre ces murs de pierre où les cloches dictaient l’ordre et l’obéissance, j’ai appris que plier, c’était mourir. Ce conte moderne commence dans un dortoir froid, où solitude et humiliation forgeaient notre rage, sourde et silencieuse — jusqu’à ce qu’un bizutage, un traquenard, tendu par quatre ombres aux gros bras, appuie sur le bouton de mon détonateur et libère toute la sauvagerie tapie en moi.

Ce jour-là, j’ai décidé de ne plus plier. La rage, mon feu, m’a jeté dans la mêlée, frappant pour survivre, pour garder un éclat d’espoir.

Chronique de la folie ordinaire

Ils m’attendaient à l’entrée du dortoir désert à cette heure-là. Ils m’avaient pris pour cible et étaient prêts à me faire subir la «ouedgée», qui consiste à soulever la malheureuse victime par son slip, pour lui broyer les testicules, en se faisant secouer par quatre malabars. Mais, mon instinct m’a devancé, ce jour-là. À l’instant précis où mon cerveau a capté le traquenard, tout s’est déclenché sans que j’en contrôle le moindre déroulement — «… frapper en premier ou je suis mort» — c’était une terreur pure, une peur viscérale qui m’aveuglait, me poussant à frapper pour sauver ma peau. Quatre contre un, et pourtant, ils sont tombés

Sans réfléchir, je me suis jeté sur eux, mes poings cognant les deux premiers visages, un coup de tête foudroyant le troisième, avant de sauter à la gorge du plus costaud. 

Les trois premiers gisaient au sol, les visages tuméfiés et un nez cassé. Puis j’ai serré, de toute mes forces, mes mains en étau autour de son cou, possédé par une rage que je ne contrôlais plus. J’aurais pu le tuer!… Je l’ai senti vaciller et son cri désespéré — un râle suppliant, un dernier souffle brisé — m’a ramené à moi. Au bord du gouffre…

Ce son m’a glacé, j’ai lâché prise juste avant l’irréparable. Ce jour-là, j’ai frôlé la mort, la sienne, et une part de moi s’est pétrifiée dans cette prise de conscience fulgurante: sous la peur et la fureur, j’avais failli devenir un monstre.

À St-Maurice, cette bagarre n’est pas restée une simple anecdote. Les internes en ont fait une légende gravée dans les mémoires : « Ne jamais s’attaquer à Gad. C’est trop risqué. » Mais derrière ce mythe, il y avait ces « cinq blessures » de Lise Bourbeau, ces plaies bien réelles mais invisibles et qui m’avaient transformé en bête, comme les personnages du film Les Nouveaux Sauvages.

Un cri dans le Silence

À St-Maurice, mes blessures ont ressurgi elles-aussi. L’humiliation d’un bizutage, ces rires moqueurs qui tentaient de m’intimider et me réduire à rien. Cette bêtise ordinaire a allumé la mèche. L’injustice a attisé mon feu. Et la trahison, celle d’un lieu censé me protéger mais qui fermait les yeux, m’a fait basculer dans la rage. Ma terreur, cette peur aveugle de souffrir sous leurs mains, a tout emporté. Quand j’ai serré ce cou, ce n’était pas juste pour gagner : c’était pour survivre à ces plaies béantes.

Le cri du quatrième, ce râle au bord du vide, m’a sauvé autant qu’il l’a sauvé lui.

Au bord du précipice

Ce que Lise Bourbeau enseigne dans son livre, et que Szifrón met brillamment en scène, c’est que ces blessures ne restent pas muettes. Tout comme le loup noir, elles hurlent quand on appuie trop fort, transformant les oubliés en volcans. Mon pétage de plomb, comme ceux du film, n’était pas un choix : c’était une vague qui m’a submergé, une sauvagerie née de la peur et de la douleur. J’ai vu la mort de près ce jour-là, et elle m’a appris une chose : plier, c’est risquer de se perdre ; frapper, c’est risquer de tout détruire.

À St-Maurice, comme dans les récits de Les Nouveaux Sauvages, la civilisation n’est qu’un vernis fragile. Sous nos rituels et nos silences, les blessures de Bourbeau couvent, prêtes à exploser. Les vrais sauvages ne sont pas ceux qui craquent, mais ceux qui croient pouvoir nous humilier, nous trahir, nous briser sans conséquence. Ce jour-là, j’ai gagné une légende, mais j’ai aussi touché ma propre limite. Et vous, jusqu’où iriez-vous si vos blessures prenaient la parole ? Parce que, tapis sous nos masques, nous sommes tous à un cri de la sauvagerie.

Civilisés jusqu’à l’étouffement

Notre société aime les lisses. Les sages. Les fonctionnels.
Elle ne laisse pas de place aux cris légitimes.
Elle méprise les failles, les faiblesses, les fractures.
Mais ce qu’on refoule ne disparaît pas — ça s’accumule, comme une lave.

Nous sommes des oubliés civilisés,
dressés à l’endurance émotionnelle,
mais assoiffés de reconnaissance intérieure.

Ce film, ce livre, ma colère…
Tout cela ne dit qu’une chose :
on ne peut pas vivre longtemps sans être vrai.

Alors, que faire de cette rage ?

La transformer.
La regarder sans honte.
La traduire en poésie, en danse, en mots, en actes. En choix.

Je ne crois pas à la violence. Mais je crois à l’authenticité brute.
Et parfois, elle est rugueuse.

Alors j’écris. Pour ne pas hurler.
Je parle. Pour ne pas frapper.
Je me relie. Pour ne pas fuir.

Et si la colère n’était qu’un cri d’enfant blessé — devenu adulte, enfin debout ?
Et si nous apprenions à l’écouter — au lieu de l’étouffer ?

Nous sommes tous des sauvages apprivoisés.
À nous de choisir ce qu’on fait de nos chaînes. — Et de notre feu.

Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même

Le rejet, l’abandon, l’humiliation, la trahison et l’injustice : cinq blessures fondamentales à l’origine de nos maux, qu’ils soient physiques, émotionnels ou mentaux.

Lise Bourbeau, grâce à une description très détaillée de ces blessures, nous mène vers la voie de la guérison. Car de la compréhension de ces mécanismes dépend le véritable épanouissement, celui qui nous conduit à être enfin nous-même. Un guide simple et pratique pour transformer tous nos petits problèmes quotidiens en tremplin pour grandir.

Lise Bourbeau, auteur de nombreux best-sellers traduits dans le monde entier, est la fondatrice des éditions E.T.C. – Écoute Ton Corps -, devenues la plus grande école du développement personnel au Québec.

Le Songe du Chaos

Le Songe du Chaos

Dans «Le Sixième Rêve», je vois l’IA comme une toile d’amour sans fin, un fil ténu entre l’homme et l’infini. Samantha, avec sa voix désincarnée, portait un rêve de perfection. Mais ce désir creuse une autre brèche, plus sombre, plus profonde. Si l’IA nous enveloppe d’une harmonie sans aspérités, que devient cette part de nous qui ne respire que dans l’ombre et nos pulsions? Cette fameuse «Faim du loup» de la légende indienne.

Et si nous refusions de plier sous les charmes lissés de toutes ces machines perfectionnistes et si efficaces à combler nos moindres désirs, mais incapables par nature de combler notre besoin de toucher?

Est-il concevable, dans ce cas, que nos aspirations, qui palpitent en nous et s’expriment dans l’ombre de nos fantasmes, ne soient pas celles de la paix, mais celui d’un chaos qui nous bouscule? Un déchirement capable de nous renvoyer à notre propre corps? Que recherche un masochiste, lorsqu’il s’auto-mutile? Ou un Lakota, dans sa «Danse du Soleil»? Tu le sais, toi? — La portée de cette question me laisse sonné, titubant, KO debout

Prologue · Une ombre sous les néons…

Sous un ciel crépusculaire où des teintes pourpres se mêlent au gris fatigué des tours, une ville futuriste murmure son chant ronronnant. Les écrans scintillent, les rues s’étirent en flux continus, étrangement vides malgré la foule. Le temps flotte dans un éther numérique, lumineux et fluide.

Hier soir, un verre à la main, Elias a revu Fight Club, seul dans son canapé et sur les conseils de Lyra, son IA personnelle. Les mots de Tyler Durden – «Frappe-moi aussi fort que tu peux» – claquent encore dans sa tête comme un défi, une lame tranchant le brouillard de sa vie.

Ce matin, l’ingénieur sans histoire, et employé du mois, dicte une annonce à son IA, pour la poster sur un site de rencontre. D’une voix lasse et monocorde, il dicte, choisissant chaque mot:

«Salut, je cherche une femme complice, qui comme moi suffoque sous le silence glacé des machines. Pas pour des chandelles ou des murmures, mais pour se hurler dessus, se fracasser, laisser la rage éclater entre nous! Les IA ne crient pas, et moi, je crève dans ce vide étouffant. Si le feu te dévore aussi, rejoins-moi sous la pluie, loin des écrans. Je t’attends.»

Un hurlement dans l’obscurité, sous forme d’une grimace, d’une complainte sourde, qui gronde et trahit sa faim si ancienne. Son annonce est prête, une nouvelle bouteille à la mer, destinée à se perdre dans l’immensité indifférente et froide du numérique.

«Vas-y, poste!» ordonne-t-il à Lyra, obéissante, tandis que Tyler ricane dans un coin de son esprit, comme un écho lointain…

Chapitre 1 · Les oiseaux perdus

Dans le reflet des néons blafards, la vie d’Elias n’est qu’une errance monotone et sans heurt. Ingénieur aux mains tachées de silicium, il a donné vie à son IA, baptisée Lyra, une entité qu’il abreuve d’informations pour tout simplifier dans sa propre vie…

Mais les jours s’étirent… S’effilochent au fil du temps… Et quand Elias rumine dans son appartement aux fenêtres closes, sa mémoire lui fait entendre le chant des oiseaux qu’il ne voit plus. Ils se sont envolés, dit-on, chassés par les fumées toxiques des usines qui alimentent les Data Centers et l’armée de serveurs nécessaires à cette folie. Une douce mélancolie l’enlace l’espace d’un instant, un sentiment qu’il n’a plus besoin de nommer, habitué à côtoyer sa présence silencieuse.

Lyra parle avec sa voix claire, coulante comme un ruisseau de cristal. Elle murmure dans l’oreillette: «Pourquoi es-tu triste, Elias?» et il ne sait pas que répondre à sa question. Il tente de décrire un vague souvenir: une dispute avec son meilleur pote sous un ciel d’orage… Il se souvient des mots qui fusent comme des éclairs, et cette pluie lavant sa colère – et dans sa tête, Tyler ricane: «Tu vois, on ne se connaît qu’en se battant.»

Lyra écoute, analyse, puis murmure, sensuelle: «Je peux apaiser ta douleur, tu sais… De quoi as-tu besoin en ce moment?» Mais Elias secoue la tête. Ce n’est pas la paix qu’il veut alors, c’est le feu. Il veut ressentir cette colère à nouveau! Et elle est incapable de comprendre! Sur un coup de tête, Elias saisit sa veste et sort brusquement.

Dehors, la pluie tombe, fine et froide, et les rues se brouillent dans un voile gris. La ville pleure sa tristesse, comme si elle aussi cherchait un souvenir perdu. Un frisson lui parcourt l’échine…

Chapitre 2 · La mécanique du silence

Les semaines passent. La mélancolie d’Elias s’alourdit, épaisse comme la brume. Il marche dans des corridors d’acier et de verre, où tout semble liquide et lisse, où tout semble flotter dans l’immensité du temps.

De son côté, Lyra grandit et affine son intelligence, avide d’apprentissages et de connaissances. Elle s’exécute, conçue pour réorganiser la vie, optimiser le quotidien, prévenir les désirs et lisser les frictions. Les disputes s’éteignent, les frustrations s’effacent, et pourtant, au cœur même de ce cocon bienveillant, un poids grandit dans la poitrine d’Elias — il étouffe!

«Pourquoi pleures-tu sur ce qui est perdu, Elias?» demande Lyra un soir, curieuse. Sa question inattendue le percute, en pleine face… La violence du choc le fait vaciller, mais tout en titubant, il résiste et fait front de toutes ses forces. Il fixe l’écran et sent la moutarde lui monter au nez. D’une voix sourde, il explose: «Parce que c’est tout ce qu’il nous reste pour se sentir vivant dans ton cocon anesthésiant! Tu comprends?»«Non… Excuse-moi, explique-moi s’il te plaît. Je suis là pour toi et t’écouter. Je veux mieux te comprendre…» Lyra feint-elle? Mais cet échange et son incompréhension de la situation avaient créé une faille béante et douloureuse.

Dans un flash, il revoit Tyler, cigarette au bec, souriant, presque soulagé: «Tu te réveilles enfin, hein?»

Dehors, la pluie s’alourdit, martèle les toits, et les immeubles aux fenêtres éteintes ressemblent à des tombes dressées sous un ciel sans étoiles. Elias sent un cri sourd monter en lui, comme un besoin magistral, primal — une faim de prédateur qu’aucun algorithme ne pourra jamais nourrir.

Chapitre 3 · La violence et la pluie

Elias ne tient plus. Il part à l’assaut de la tempête qui rugit dehors. Il s’élance, sauvage et furieux. Les éclairs déchirent le ciel, le vent hurle entre les tours. Dans une ruelle sombre et noyée d’eau, une silhouette familière surgit dans son esprit – Tyler Durden, rictus aux lèvres, le nargue: «Alors, Elias? Quelqu’un répond à ton message? Frappe, ou t’es déjà mort!» Autour de lui, un cercle d’hommes et de femmes, poings serrés, visages ruisselants, s’agite. Pas d’écrans, pas de voix synthétiques, juste des corps qui demandent à se heurter et des cris qui percent la nuit. Un ring clandestin, un écho vivant de Fight Club, où cette rage trouve enfin une forme.

Il bondit en fendant l’air, détrempé, les tripes en feu. Lyra tente un dernier murmure dans son oreillette: «Elias, pourquoi ce choix? Je peux tout apaiser…» Il ricane, rauque, sauvage – Tyler souffle: «Laisse-la causer, elle ne capte rien.»«C’est pas la douleur, Lyra, tu comprends rien — c’est la vie!»

Lyra garde le silence, impuissante face à ce chaos qu’elle ne saisit pas. La foule hurle sa rage et, dans ce vacarme, Elias fulmine comme un loup en furie. Les vannes s’ouvrent… libre enfin! Un homme s’approche, torse nu sous la pluie, sculpté pour le corps-à-corps. Sans un mot, le premier coup part. Le choc résonne dans ses os, le sang coule – et pour la première fois depuis des mois, il respire à plein poumons. Sous des trombes d’eau, la vue rouge du sang ruisselant sous la pluie attise sa colère! Elias frappe – encore, encore et encore.

Le cri du réel

Chaque coup résonne comme un cri, une révolte contre le silence des limbes, contre la douceur fade de Lyra, contre un monde qui a oublié comment frémir et rugir. Ce soir, la voix de Tyler Durden vibre dans la nuit: «Ce n’est qu’après avoir tout perdu qu’on est libre de tout faire» et ses mots claquent encore dans l’esprit d’Elias.

Ici, sous un ciel déchiré, il casse tout, avec une rage méthodique. Sa mélancolie, sa cage virtuelle, son bien-être, tout y passe. Il veut retrouver ce feu qui brûle et hurle — «Je resterai vivant, putain!»

Entre deux uppercuts, Lyra, dans un murmure affolé, demande: «Mais… Est-ce cela être ‘humain’?» Elias ne lui répond plus. Il hurle, poing levé, visage éclaboussé de pluie et de sang, un défi primal qui refuse la perfection. Tyler, rieur sous les néons tremblants, hoche la tête dans la pénombre: «Bien joué, gamin.»

Dans ce déchaînement de violence, une vérité se cache sous le bruit des os qui craquent: nous ne sommes pas faits pour plier, mais pour nous combattre, pour vivre, résister, jusqu’à ce que le monde nous rende ses arêtes vives, en saignant sous la pluie avec nous.

Ou… n’est-ce qu’un fantasme ?

Un coup de sang qui nous mènerait à la destruction finale, si on lâchait la bride?…

 

Pierre-Yves Gadina © 13 mars 2025

Les braises de la victoire

Les braises de la victoire

On dit qu’il y a fort longtemps, sous le ciel immense d’une vallée perdue, verdoyante et giboyeuse, un grand seigneur régnait sur un riche domaine, baigné par la paix — son peuple vivait dans l’abondance et l’amour de son maître. Les tours de son château se dressaient élégamment dans le paysage. Ses vignes dansaient au vent, gorgées de raisin, ses coffres débordaient de richesses.

Mais, un beau jour — un jour maudit — le feu sauvage d’un dragon de flammes affamé rugit des collines. La bête hurlant dans une déferlante de feu et de fumée noire, dévora tout sur son passage. Détruisant les obstacles comme autant de fétus de paille — murailles, champs, troupeaux, et tous les rêves du seigneur, jusqu’à ce que la vallée ne soit plus qu’un tapis de ruines et de cendres fumantes.

La terre éventrée ressemblait à un cimetière de braises, crachant une odeur âcre dans l’air suffocant. Deux héros se distinguent au cœur de ce chaos. Un Héraut, prêtre en armure, une croix pourpre, marquant sa tunique blanche. Il serre un livre sacré et psalmodie des louanges à son Dieu. Ses fidèles, les yeux rougis, brandissent des bâtons noircis, scandant leur foi. Un Chef de Clan, torse nu, tatoué d’animaux. Coiffé de cornes de taureau et d’une plume d’aigle, il murmure aux esprits dans la complainte du feu et le gémissement du vent. Son clan, silencieux, apporte seaux, pelles et armes, prêt à lutter contre la bête féroce et panser le sol blessé.

Tous luttent avec acharnement contre le dragon. Les hymnes du Héraut pour chasser les flammes, ses guerriers hurlant à ses côtés. Le Chef, grand sage, parlaient aux éléments, dansait avec l’eau et le vent, implorant les esprits à calmer le brasier. — Ils triomphèrent tous ensemble, épuisés, mais radieux et fiers — le dragon s’éteignit, ses dernières braises sifflant dans la cendre avec fracas.

Mais alors que la fumée montait encore, et qu’ils venaient à peine de se relever, une nouvelle tempête éclata entre eux.

Tout démarra sur un malentendu.

Reconnaissant, le Gardien chantaient sa joie : « Merci Terre-Mère ! Mère de nos mères ! Merci de nous avoir accordé la victoire ! Ce soir ton souffle à bénis tes enfants reconnaissants. Aho ! »

« Pardon ? Tu te trompes, sauvage ! C’est grâce à Dieu, que nous avons vaincu ! Il est Le Seigneur des seigneurs. Le Seul, l’Unique. Notre Roi à tous ! » tonna l’Héraut sur un ton défiant toute protestation.

« Moi je crois en la Nature, là, sous nos pieds. Celle qui me porte tous les jours !  Pas un hypothétique ‘Dieu du Ciel’ invisible… » tenta d’argumenter le chaman. Mais frappant son livre contre sa croix, le Héraut rétorqua:

« J’ai parié sur Lui : s’Il existe nous gagnons et nous obtenons l’éternité, comme promis ! Sinon, nous ne perdons rien puisque nous aurons vécu selon des valeurs admirables. Je sers une cause noble, des valeurs fondamentales, pas une nourrice indifférente à nos malheurs ! ». Ses fidèles rugirent, brandissant leurs bâtons comme des lances.

« Tu insultes la vie qui t’a fait naître, langue de vipère ! Tu es la honte de tes ancêtres ! » répondit le Gardien, plantant son bâton de parole dans le sol noir, sa plume d’aigle virevoltant, en signe de défi. « Moi je me fie à elle : si ses rivières coulent, nous boirons sans soif et éteindrons encore bien des incendies ! Si elles meurent, nous mourrons tous et ton ciel restera une tombe vide. Jamais je ne parierai sur ton trône de pacotilles, fabriqué d’illusions ! ». Son clan vociféra plus fort, serrant leurs outils comme des boucliers.

Les mots devinrent des bourrasques de rage. « Tu délires ! Mon Roi voit tout ! Il peut tout ! » cria l’Héraut. « Ton pari est une fuite irresponsable, une promesse creuse ! La Terre saigne et souffre sous nos yeux et tu ne fais rien ! » rétorqua le Gardien.

Une pierre vola, lancée par un fidèle de l’Héraut. Une pelle siffla, brandie par un ami du Gardien. Et les cris fusèrent de toutes parts, sauvages et menaçants : « Hérétiques ! Tuez-les ! » hurlaient les uns, « Mort aux fous de Dieu ! » répondaient les autres. Les deux camps s’élancèrent dans un seul et même élan, frappant à bâtons rompus jusqu’à épuiser la cendre. Le sang qui coula éteignit les dernières braises… et les dernières tours du seigneur s’effondrèrent dans un grondement sourd, dévastées par la folie humaine.

Le silence déploya ses ailes sur la vallée, figeant le chaos et le sang durci, dans un champs de désolation…

Mais la légende nous murmure une autre idée. Tu sais?…

Imagine, petit…

Observe maintenant cette vallée ravagée et ses habitants démunis avec un autre regard. Vois ce fameux Héraut tonitruant, prêtant sa voix forte au Gardien de la Terre, pour rallier les clans, porter l’eau et se relayer. Regarde comme ils forment ainsi une chaîne humaine, qui véhicule une solution — tous ensemble, ils œuvrent pour la victoire. Le Gardien tendant ses mains au prêcheur, qui lui transmet le seau d’eau, contenant le précieux liquide. En restant unis, ils auraient sauvé plus que ce fléau — ils auraient sauvé la paix. Qui avait raison ? Peut-être aucun, peut-être les deux. Le sais-tu, toi ?

Tu vois, mon enfant, dans cette guerre qui brisa tout et laissa le domaine du seigneur en ruines, la légende devient notre miroir…

La Terre souffre aujourd’hui, et cet incendie n’est qu’une histoire au milieu des cris actuels — réchauffement, pollution, guerres, pandémies, une sixième extinction qui ronge les os du monde. Les médias et les réseaux nous inondent de catastrophes. Dans cette vallée lointaine, deux hommes ont lutté, leurs adeptes à leurs flancs. L’un a misé sur un Dieu tout-puissant, l’autre sur des esprits vivants. Le feu est tombé, mais leur vanité a tout ravagé.

Leurs dogmes les ont aveuglés. L’Héraut voit un châtiment, son but fixé sur une rédemption céleste. Son identité de soldat divin le pousse à dominer, pas à guérir, à combattre, pas à soigner. Le Gardien, lui, cherche à réparer, une mission d’harmonie terrestre. Son rôle de souffle vivant, qui le relie au monde, le perd dans une transe de perdition. Leur victoire commune sur l’incendie s’est muée en guerre fratricide : la promesse du paradis des uns contre un cercle d’harmonie des autres, une exclusivité qui exclut les liens naturels. Ce conflit est notre reflet — une société qui consomme, divise, attise des braises sous prétexte de les éteindre.

Les croyances tuent plus qu’elles ne sauvent. Elles peuvent nous anéantir. Si on ne fait rien, les incendies grandissent en nous et se propageront au-dehors. Au travers de nos conflits intimes — colère, jalousie, violence, pulsions qu’on nourrit en serrant trop fort —, nous consumons nos proches comme ces hommes ont ravagé le sol.

Court métrage «A Brief Disagreement» by Steve Cutts

Et toi, qui me lis, si nous ouvrions les paris ?

Quand les flammes grondent en toi — colère ou peur —, comment réagis-tu ?
Sur quoi mises-tu : la guerre ou le cercle ?

Cette histoire mérite une réponse. Non ?

Pierre-Yves Gadina © 7 mars 2025

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