Le Guide récalcitrant

Le Guide récalcitrant

Il y a quelques années, on m’a fait découvrir des livres qui proposait leur vision onirique sur une voie, enseignée par la sagesse ancestrale, pour devenir un Homme avec un grand H — pas juste un type qui se débat avec ses factures et ses doutes, mais quelqu’un de plus grand, plus sage. L’Homme Éveillé

Dans Le Voyage à Ixtlan, Carlos Castaneda parle de quatre ennemis à confronter lors de notre passage sur terre : la peur qui me fige, la clarté qui me fait croire que j’ai tout compris, le pouvoir qui me monte à la tête, et la vieillesse qui me rappelle mes limites. Ces ennemis ne doivent pas être vaincu, mais domptés comme des animaux sauvages. Nous acquérons ainsi leur force et pouvons l’utiliser pour nous.

Puis, dans Les Quatre Accords Toltèques, Miguel Ruiz nous transmet quatre règles toutes simples : parler vrai, ne pas prendre les choses personnellement, ne pas faire de suppositions et toujours faire de mon mieux.

À lire, ça sonne bien, presque trop facile. Mais dans ma propre vie ? 
C’est une autre histoire… Je veux être cet Homme éveillé, vraiment.

Pourtant, je suis souvent récalcitrant. Un cheval mal débourré refusant l’obstacle. La peur me paralyse parfois quand je dois prendre une décision importante — changer de boulot, affronter un conflit. Je me dis : Et si je me plante ? La clarté, quand elle vient, me rend parfois arrogant ; je juge trop vite, oubliant de poser des questions. Le pouvoir ? Dès que j’ai un peu de contrôle, je peux devenir impatient, exigeant et tranchant. Et la vieillesse… à cinquante-neuf ans passés, je sens déjà mes genoux craquer, mes aspirations s’alourdissent, et je me demande si n’est pas trop tard.

Ces enseignements ancestraux, ils me parlent. Je veux les adopter, oui, mais comment les appliquer ? Tu m’expliques? 

Dire la vérité quand je suis en colère, ne pas prendre les critiques comme des coups, ou faire de mon mieux quand je suis crevé — c’est dur. Parfois, je n’y arrive pas. Je suis sur ce chemin, oui, mais je traîne souvent les pieds. Je résiste, freinant des quatre pieds…

Alors, pour mieux comprendre ces idées, je veux vous raconter une histoire. Celle d’un guide, en montagne, face à une tempête et un choix impossible. Parce que dans les cimes, ces concepts ne restent pas des mots : ils prennent vie, brutaux et implacables. Imaginons la scène.

La tempête

Le vent me gifle comme une main gelée, un hurlement qui s’infiltre jusque dans mes os et déchiquette mes pensées. Chaque inspiration me brûle les poumons, un feu glacé qui me coupe le souffle. Le brouillard est une muraille blanche, si épais que je ne vois plus mes pieds, juste mes crampons qui mordent la neige battue par la tempête.

À 4 000 mètres, nous sommes parti à l’assaut du Pic des Ombres. Je suis à bout, et derrière moi, la corde vibre, tendue à se rompre. Clara et Marc, mes clients, s’accrochent à ce fil, leurs vies entre mes mains. —Tiens bon, ne lâche pas—, je me répète, mais une voix sournoise murmure : —Et si tu n’y arrivais pas?—  «Avancez !» je hurle, la gorge râpée par le froid. Je vois le courage de Clara qui plie sous l’effort —Je dois tenir— je le sens dans ses pas lourds. Marc traîne une peur qui cogne —Mes gosses…—, un écho que le vent me renvoie. «Clara, rythme! Marc, corde!» je crie encore, pour les secouer, pour me secouer moi-même et me donner du courage.

Et puis, ça craque. Un grondement sourd, un claquement guttural, et Clara chute!

Son cri me transperce —Nooon!—, sa terreur me heurte comme une lame. La corde me tire, mes crampons raclent, et je plante mon piolet, un réflexe qui hurle —Tiens bon—. Mes bras tremblent, mes pensées s’embrouillent : Je ne peux pas la perdre. Marc s’agrippe derrière, sa panique cogne mes pensées —Coupe, ou on crève—, et il hurle : «Clara! Tiens bon!» Mais la crevasse me tire vers elle, et la peur me serre les tripes. —Tranche, ou on meurt!— j’ai le souffle coupé. Une autre voix résonne dans ma tête, cristalline : «La peur est le premier ennemi. Apprivoise-la.» —Facile à dire—, je ricane intérieurement, mais mes doigts saisissent le couteau, et je me hais pour ça.

Clara pend dans le vide, un poids qui nous entraîne, et je sens son désespoir —Il va me tenir—, une prière muette. Marc halète, ses mots me frappent : «Fais quelque chose! Putain!» Le vent me broie, et je ne suis plus un guide, juste un homme qui titube sous l’effort. Ma lame touche la corde tendue à bloc, mes pensées s’entrechoquent —Couper, elle est perdue. Tenir, c’est tous nous condamner à mort—. Alors je ferme les yeux et je tranche d’un coup sec!

La corde claque, un vide s’ouvre en moi, et Clara s’efface sans un bruit dans le brouillard. Mon cœur s’arrête, pétrifié. Marc s’effondre près de moi, ses larmes chaudes s’évaporent dans le froid — Le vent hurle. Mais nous trouvons enfin une fissure nous fournit un abri de fortune, et on s’y écroule, vivants mais brisés. Je viens de tuer Clara — je suis stupéfait et dévasté par la culpabilité.

Mais trois jours plus tard, une silhouette se distingue au loin. Une forme plus sombre, qui rampe vers nous… Puis c’est l’exclamation au camp de base : «Clara! Clara! Elle est vivante!». Un miracle! — Nous croyons rêver…

Par chance, une corniche dans la crevasse a amorti sa chute, un hasard incroyable. Elle souffrait d’un fracture ouvrete à la jambe, Sa seule issue, se laisser glisser et toucher le fond. Là, à bout de force et totalement sans espoir  elle était prête accepter son sort funeste. Mais une chanson qu’elle détestait particulièrement lui est venue en tête — Dancing Queen d’ABBA. Elle m’a avoué plus tard, avec un un rire amer : «Je me suis dit —Je peux pas crever sur du ABBA. C’est ridicule! Pas question!—».

Cette blague macabre, induite par son cerveau cherchant à survivre par tous les moyens, l’a totalement secouée. Elle s’est mise à ramper, vingt mètres à la fois, des étapes de dix minutes, rochers par rochers. les doigts gelés et le corps hurlant. Mais dans sa mémoire, la graine dont je lui avais parlé —celle qui perce la pierre— avait pris racine et s’est mise à la pousser en avant, centimètre après centimètre, jusqu’à trouver la lumière et l’air libre!.

Elle a transformé le froid en défi, la peur en carburant, et elle a atteint le camp. Un vrai miracle, en piteuse état mais vivante. Elle me fait face, souriante, ses yeux brillent d’une force que je n’ai pas. «J’ai tenu ma corde» elle murmure, tapotant sa tempe, «pas avec mes mains, mais là-dedans.»

Et moi, je reste là, devant elle, un guide récalcitrant qui a coupé la corde…

L’éveil

Cette nuit-là, dans ce drame, les enseignements de Ruiz et de Catsaneda se mettent en scène sous un jour extrême.

Clara a dompté sa peur, trouvé une clarté dans son désespoir, usé son pouvoir pour survivre, et défié ses limites physiques. Le Gudie? Il a coupé la corde. Il cédé à la peur, la clarté l’a poussé à juger, le pouvoir l’a fait choisir de sauver sa propre vie, son épuisement l’a persuadé qu’il n’avait plus la force de tenir. Il a fait de son mieux, comme les accords toltèques le suggèrent, mais son mieux était-il assez? La culpabilité l’a tenaillé pendant des années, même après avoir retrouvé Clara.

Je cherche à m’éveiller et devenir un homme, moi aussi, mais je suis récalcitrant comme ce guide : un homme qui trébuche.

Clara, avec son ABBA ridicule et la force qu’elle puise dans sa graine obstinée, a montré ce que je refuse encore d’admettre pleinement. Elle a survécu, pas par perfection, mais par une force brute et imparfaite.

Et ça me fait penser : peut-être que l’éveil, ce n’est pas devenir un sage irréprochable. Peut-être que c’est juste accepter ses failles, couper une corde quand il le faut, ou ramper vingt mètres parce qu’on refuse de mourir sur une chanson qu’on déteste.

Mais voilà… J’entends déjà tes questions…
L’éthique, la morale — où est la ligne? 
Couper pour vivre, est-ce trahir ou sauver? 
Tenir jusqu’au bout, est-ce une preuve de courage ou un aveu de folie?

Et moi dans tout ça? Je la coupe cette corde? … ou vais-je trouver ma graine? 

Je suis encore en chemin, un pas hésitant à la fois, récalcitrant mais curieux de voir jusqu’où ça me mène.

Librement inspiré d’une histoire vraie

Racontée dans le film «La mort suspendue»

Un film de Kevin Macdonald, avec Joe Simpson, Simon Yates.

Mai 1985, Cordillère des Andes, Pérou. Joe et Simon, deux alpinistes britanniques, tentent la face ouest du Siula Grande. Ils atteignent le sommet, mais c’est à la descente que se produit le drame. Dans la tempête, Joe tombe et se casse la jambe. À 6000 mètres, sur cette montagne isolée, Joe n’a aucune chance de s’en sortir. Et Simon sait que s’il essaie d’aider son ami, lui aussi est perdu ! Simon va devoir prendre la décision la plus terrible qui soit: couper la corde qui le relie à son ami Joe.

Bibliographie

Dans Les Quatre Accords Toltèques (1997), Don Miguel Ruiz s’inspire de la sagesse des anciens Toltèques pour proposer un code de conduite destiné à la liberté personnelle et à la paix intérieure.

Don Miguel Ruiz, né et élevé au Mexique par une mère curandera (guérisseuse) et un grand-père nagual (chaman), choisi de faire des études de médecine et de devenir chirurgien. Une rencontre avec la mort (NDE), au début des années 70, suivie d’une expérience extra-corporelle saisissante a changé sa vie. Il s’est dès lors consacré à la maîtrise de la sagesse ancestrale. Il est maintenant devenu un nagual de la lignée des Chevaliers de l’Aigle, voué au partage de sa connaissance des enseignements des anciens Toltèques.

Dans Voyage à Ixtlan (1972), Carlos Castaneda poursuit son apprentissage avec Don Juan Matus, un sorcier yaqui. Contrairement aux précédents ouvrages, ce livre abandonne l’usage des psychotropes pour se concentrer sur un enseignement plus profond : la transformation de la perception et l’abandon du monde ordinaire. Don Juan guide Castaneda à travers des pratiques comme «effacer son histoire personnelle», «vivre comme un chasseur» et «accepter la mort comme conseillère». Le but est de se libérer des illusions du monde et de marcher sur le chemin du guerrier, un être détaché, fluide et conscient de l’instant. Ixtlan, cité mythique, symbolise le retour impossible à un passé idéalisé.

Ce voyage initiatique n’est pas un déplacement physique, mais une métamorphose intérieure, un éveil à une réalité au-delà de l’ego et des conventions.

Pierre-Yves Gadina © 16 mars 2025

L’Âme du guerrier

L’Âme du guerrier

De la pierre à l’ombre

Prologue : La pierre et l’éveil

Allez, essaye, ferme les yeux !…
Imagine…

Tu regardes une plaine aride, balayée par un vent âpre, il y a des millions d’années.

Un homme-singe, dans un tourbillon de sable, le dos voûté, les mains calleuses, serre une pierre brute. Tu sens son cœur battre dans le tiens — puissant, sauvage. Autour de toi, des grognements gutturaux, tes congénères qui s’effondrent, le sang qui éclabousse la terre sèche dans une lutte sauvage pour défendre votre grotte, votre point d’eau, les petits qui pleurent dans l’ombre.

La violence pulse, primitive, nécessaire. Survivre, c’est tout. L’essentiel.

Puis, un monolithe surgit d’on ne sait où, noir, parfaitement lisse et silencieux. Comme une énigme tombée du ciel et plantée au sol. Il domine ton clan de sa hauteur froide et reste totalement de marbre, face votre approche apeurée.

Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke suggère que ce contact éveilla l’esprit de l’homme… Kubrick, lui, nous montre un os brandi comme une arme nouvelle, une innovation technologique s’envolant dans les airs. Cette rencontre, cette confrontation, provoque le déclic : l’homme-singe ouvre les yeux sur lui-même, sa condition — et sa conscience jaillit.

Avec elle, la violence devient un choix, et non plus un réflexe. Maslow le situerait au bas de sa pyramide : assurer la sécurité, trouver à manger, une vie de lutte et de cris. — Mais déjà, dans ce regard bestial, une étincelle s’est allumée dans les yeux du premier homme

La lame et le défi

Ensuite, les millénaires filent, le sable se mue en rivière. Sur une rive, un jeune samouraï, torse bombé, hurle dans le vent, son sabre scintillant comme un défi. Une frêle embarcation glisse vers lui, portée par l’eau paisible. À bord, Tsukahara Bokuden, maître du Mutekatsu Ryu, scrute l’horizon, sa lame au repos, la main en visière.

« Bokuden ! » crache le jeune, la voix tranchante. « On te dit invincible. Bats-toi, ou ta légende est morte ! »

Depuis le bateau, Bokuden répond, doux comme une brise: « Ma lame dort… Pourquoi chercher le sang, quand la paix est un triomphe ? »

« La paix ? » ricane le jeune impertinent, piétinant la rive. « Une excuse de lâche ! Montre ta grandeur, ou je te tranche en deux ! »

Les yeux de Bokuden percent l’âme du provocateur. « Ta recherche de gloire ressemble à celle d’un guerrier prétentieux, que penses-tu trouver en me tranchant la tête? Que gagnerais-tu à me vaincre ? »

Le bateau approche, la tension atteint son paroxysme. Le jeune dégaine, fait danser son sabre, un éclair d’acier.

« Je suis samouraï ! » rugit-il. « Notre valeur passe par le combat et le courage devant la mort. Défends ton honneur, Bokuden! »

Le vieux samouraï incline la tête et sourit furtivement. « Ta valeur est dans ton cœur, pas dans le sang que tu répands sur ton chemin. Mais si tu désires vraiment te battre, je suis prêt. » dit-il immobile.

Le jeune bondit vers le bateau qui accoste, prêt à frapper. Bokuden, vif comme l’ombre, repousse l’embarcation d’un coup de perche, déséquilibrant le provocateur qui en perd son Katana. Il s’effondre dans le bateau qui s’éloigne rapidement, emporté par le courant.

« La vérité ne fuit pas… » lance-t-il, s’éloignant. « … trouve ta propre vérité! »
« Reviens ! » hurle le jeune, trempé, furibond.
« Voici ma victoire, elle est pacifique. » murmure Bokuden, tandis que la rivière emmène le prétentieux.

 

L’homme moral naît ici : sa vertu en réponses aux borborygmes des violents.
La raison dominant la force.

La société s’organise et établit des structures, des systèmes. Elle comble les besoins primaires de l’individu en lui offrant la sécurité nécessaire pour grandir et se développer – appartenance, estime, vertu, les causes nobles d’un guerrier primaire qui évolue en héroïque chevalier. Les légendes arthuriennes sont nées de ces récits de bravoure et d’honneur. La ‘Quête du Graal’ qui transforme les champs de batailles sanglants, en un voyage mystique. Le guerrier s’intériorise, à la recherche de La Vérité, et il trouve au final sa vérité intérieure. L’Ego.

Le cri et la fracture

Les siècles s’écoulent, les grottes deviennent nos maisons domotisées, la médecine repousse la mort comme une maladie contre laquelle lutter. Le transhumanisme et l’innovation nous fait fantasmer sur l’immortalité. La sécurité s’installe partout, fragile parfois mais bien réelle. Pourtant, l’individualisation dresse des barrières et creuse des failles vertigineuses.

Dans L’Âme des guerriers de Lee Tamahori, perdu dans une banlieue d’Auckland, Jake Heke frappe. Ses poings claquent sur sa femme, ses enfants, un écho des pierres d’antan. Ses poings ne frappent plus pour survivre, mais pour combler un vide : la pauvreté maorie brisent son estime de soi. La misère l’étrangle, l’exclusion le ronge de l’extérieur.

La violence devient sociale, un cri silencieux face aux disparités entre ceux qui gravissent l’échelle et les laissés pour compte.

Les besoins de base sont comblés, mais le sentiment d’appartenance s’effiloche, l’estime saigne. La civilisation lisse la violence brute des cavernes, mais elle brise les liens sociaux et familiaux, laisse certains au bord du gouffre, pendant que d’autres grimpent et réalisent leurs rêves.

Jake Heke, le maori en dérive, hurle dans une société qui ne l’entend plus, sa violence est née des injustices, son cri s’étouffe dans la misère et meurt entre les murs de béton décrépis de nos cités trop grandes.

L’ombre et le mensonge

Aujourd’hui, le mur de la honte ´trumpist’ continue sa progression suprémaciste. La religion pousse un état laïque à raser une bande de terre et en expulser ses habitants. L’avarice sert de moteur à un dictateur, pour convoiter les richesses et agresser un pays, pour l’accuser ensuite d’être un monstre fasciste, puisqu’il riposte et tue ses soldats, au lieu de se laisser indexer.

Nos écrans scintillent devant nos yeux, hypnotisés par la pub, les news et la déferlente des infox. Maslow tremble de honte et se retourne dans sa tombe. L’accomplissement et l’estime de soi de l’homme civilisé brillent au sommet, comme le Saint Graal de l’homme supérieur: un phare pour les uns, une ombre pour les autres.

La violence ne cogne plus – elle s’infiltre. L’exclusion sociale, une administrations complexes et indifférentes, nos systèmes financiers qui écrasent les plus démunis, une planète saccagée par la civilisation et qui gémit sous nos yeux de nantis.

Dans Dialogues avec l’Ange, une voix céleste souffle : « Le mensonge est pire que la violence. ».

À mes yeux, tous ces maux sont des mensonges sous couvert de progrès : on promet l’égalité et on obtient un fossé ; on chante la justice et les cages se multiplient. La violence morale brise plus profond que les os de Jake et s’insinue partout, plus sournoise que le défi du jeune samouraï.

Elle est l’enfant bâtard de l’individualisation, une pyramide qui vacille — quand le commandement « Tu ne tueras point » sert d’excuse à la morale et nous permet de dresser des remparts, masquant nos injustices systémiques.

Épilogue : Le vote et le miroir

Inventons ensemble une votation populaire, initiée par des extrémistes et où notre peuple devrait mettre à jour une loi avec cette question: « Réintroduire la peine de mort? » Vous imaginez la campagne politique et les pancartes qui fleuriraient dans nos rues? Que nous dicterait la morale?

Les opposants crierait : « La vie est sacrée, non au sang versé par l’État ! » – des arguments d’éthique, des appels à la miséricorde, des affiches pastel implorant l’indulgence. Les partisans riposteraient : « Justice pour les victimes, que les monstres paient ! » – des slogans aux couleurs criardes, des chiffres sur la peur, des visages de familles brisées.

L’initiative est rejetée. La morale s’est dressée devant la barbarie de la mise à mort, fière et droite comme la justice. Le foule est satisfaite, l’opinion publique est rassurée et l’individu se sent fort du sentiment de devoir accompli.

Mais, qu’adviendrait-il, si un drame injuste venait bousculer ton petit monde et frapper ta famille? Prenons l’exemple d’un preneur d’otages qui surgirait chez toi, une arme sur la tempe de ton enfant. Comment te comporterais-tu?

Si, lors d’une seconde d’inattention de l’intrus, il laisse momentanément son pistolet sans surveillance et à ta portée. Tentes-tu de la saisir ? Appuies-tu sur la gâchette? — A cet instant précis, la foule s’efface, tous les slogans s’éteignent et la pyramide tombe. Tu es seul face au choix.

Si l’individualisation nous a menés des pierres aux lois et des lois aux mensonges, que nous reste-t-il quand la réalité nous défie ? La morale vacille. Les slogans cachent orgueil, avarice, colère – les pêchés capitaux, moteurs de cette «justice».

a statue of a lady justice holding a scale

Et alors?

Si la violence morale est plus pernicieuse que celle des cavernes…
Jusqu’où irons-nous avant d’affronter nos contradictions ?

Pierre-Yves Gadina © 15 mars 2025

La danse des indomptés

La danse des indomptés

Le vent tiède fait danser les ramures de l’arbre qui me porte. Un frémissement, je jaillis
— Libre, enfin libre !

L’arbre me libère dans un sursaut, et une joie brute m’emporte en un éclat minuscule qui s’embrase sous le soleil. La brise me happe, vive, puissante, et je m’élance avec elle, léger, vibrant, porté par ce destin qui pulse en moi. Tout autour, des milliers d’autres grains dansent avec moi — des éclats d’or, traits scintillants et fous, qui tourbillonnent, virevoltent et s’élèvent avec moi. Je vole, je deviens nuage, je porte la vie — je trace des liens pour féconder La Vie…

Ma vision du polyamour ressemble à cet élan — un mouvement qui nous met en branle, un élan de vie qui se propage et se transmet, comme ce nuage de pollen brillant et anarchique, destiné à la multiplicité. Une bourrasque qui nous propulse, loin, sur des terres vastes, à des milliers de kilomètres que nous franchissons en dansant, portés par des vents qui nous bousculent et nous plient. Puis si le calme retombe — le silence, profond, nous tient suspendus, en attente. Immobiles, mais frémissants, jusqu’à ce qu’une brise revienne, douce d’abord, puis furieuse — et nous fasse repartir. Une flèche de vie, un éclat qui fuse dans la lumière vive.

Obstinés dans l’infini

Ça prend du temps. Des jours, des siècles, un souffle après l’autre. La distance nous nargue — nous, si petit grain, face à cet infini. Parfois, on s’égare, on atterrit dans un creux sombre. Et là, seul, perdu, le froid nous mord. Et alors? Un rayon me retrouvera certainement, un nouveau souffle qui me ranimera : le voilà, tu vois — et je m’élance encore, obstiné, jusqu’à effleurer une cime, jusqu’à ce qu’une fleur s’ouvre sous ma caresse. Un frôlement où une vie nouvelle s’éveille, s’émerveille… Une douceur qui nous traverse, une joie calme à se sentir touché, que l’on donne, pour le partager ensuite à d’autres horizons.

Des cages qu’on appelle amour

Imagine un monde où cette même brise printanière nous relie. Un monde où les corps se laissent effleurer par ce pollen, se frôlent, se mêlent — pas pour posséder, mais pour apaiser, pour rire, pour vibrer. Les Bonobos, ces petits singes malins, vivent comme ça. Pas de cris, pas de guerre, pas de chaînes morales, juste des caresses qui désamorcent les colères, des étreintes qui tissent la paix et apaisent les pulsions. Et nous, humains, on souffre sous nos dogmes, on trime avec nos contrats, nos «je t’aime, donc tu n’aimes que moi en retour». Et si eux, là-bas dans leurs forêts, avaient tout pigé avant nous? Et si ce modèle n’était pas simplement meilleur et plus efficace que le nôtre? Et si le sexe, l’intimité, le partage, étaient autant de clés d’un bonheur qu’on s’échine toutes et tous à chercher ailleurs?

On s’accroche à une vieille idée, usée jusqu’à la corde et obsolète : l’amour, qui serait un duo sacré, une porte fermée, un serment gravé dans la pierre, pour ériger un piédestal à la morale, par des prêtres d’un autre âge. Mais le modèle craque, se casse et s’effrite. Partout, des unions qui s’écroulent sous le poids des promesses impossibles — la moitié aux États-Unis, presque autant en Suisse, un peu moins ailleurs en Europe. Pourquoi autant de divorces? Parce qu’on enferme tout dans un seul être, on attend tout de lui, un contrat qui l’étouffe et l’emprisonne dans le dénis de ses élans. Alors, lorsque le désir s’égare, on appelle ça trahison et on demande réparation. L’adultère déchire, un couteau dans le dos, alors qu’on pourrait le ranger si on osait murmurer : «Aime qui tu veux, tant que c’est clair. J’aime te voir aimer La Vie.» Le polyamour, cette poignée de rebelles, tente ce pari fou. Nous sommes quelques-uns en Europe, un peu plus en USA, des grains qui volent là où les règles s’effacent. Pas de juges, pas de chaînes, juste des cœurs qui battent plus large.

Des clans qui respirent

Et les familles, alors? Elles se recomposent, se réinventent d’elles-mêmes, autant de tribus nées des cabosses et des ruines d’un amour qui n’a pas tenu promesse. Des mômes grandissent entre plusieurs bras — un sur six aux États-Unis, un peu moins en Suisse, une mosaïque partout en Europe. Ces clans patchwork, ils fonctionnent, ils vivent, ils prouvent qu’on peut tisser des liens au-delà du «un plus un». Le polyamour, lui, tente de prévenir en amont — pas de chute à réparer, mais créer un cercle ouvert dès le départ. Comme ces Bonobos qui s’enlacent pour se comprendre et ne pas se perdre, nouant des liens qui nous disent, à nous humains : pourquoi se limiter? Pourquoi enfermer l’amour dans une boîte quand il peut féconder toute la tribu?

Le bonheur, on le traque, on le compte, on le classe — l’Amérique respire un peu, la Suisse et la Finlande soufflent plus fort. Pourquoi cette différence? Peut-être des filets qui tiennent mieux, des têtes moins nouées par les vieux sermons. Les polyamoureux, eux, murmurent qu’ils goûtent plus, qu’ils rient plus, parce qu’ils parlent, qu’ils partagent, qu’ils refusent de s’étrangler dans la jalousie. Les Bonobos, là-dedans, n’ont pas pas de chiffres, ni de statistiques — ils se touchent, ils s’aiment, ils dansent en clan. Pas de murs à construire, pas de divorces à signer, juste une vague qui les porte, un plaisir qui les lie. Et nous? On s’épuise à dire non, à dresser des barrières là où eux laissent couler.

Une danse pour la vie

Chaque arbre que le pollen a frôlé porte une trace de son éclat et porte son murmure. La lumière s’efface, mais la joie reste, profonde, éclatante. Tu la ressens, toi aussi, cette vague qui pulse? Celle-là même qui, au printemps naissant, scotche ton regard coupable sur les formes callipyges d’une belle inconnue… Le pollen est fait pour ça : jaillir, voler, féconder — et vibrer dans un ciel qui ne retient pas. Alors, pose-toi la question honnêtement : et si on jetait nos vœux d’exclusivité aux orties? Et si le sexe, l’intimité, ces feux qu’on étouffe sous des tabous d’un doigt sentencieux, étaient la voie d’un bonheur qu’on s’interdit? Les Bonobos n’ont pas de curés, pas de contrats, et pourtant leurs forêts chantent. Eux, ils se caressent et prennent leur pied, alors que nous, on divorce, on recompte, on s’épuise. Le polyamour en réponse aux familles recomposées, c’est une proposition de danse — des clans qui s’élargissent, des cœurs qui battent sans se posséder. Et si, au fond, ils avaient tout compris, ces singes libres, pendant qu’on s’entête à construire des murs là où ils tracent des ponts?

Pour que la vie pulse jusqu’à la nuit des temps…

selective focus of pink petaled flower

Pierre-Yves Gadina © 17 février 2025

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