Les nouveaux oligarques

Les nouveaux oligarques

Ils avancent masqués…
Dans leurs poches : les algorithmes, les lobbies, les capitaux mouvants.
Dans leurs discours : des slogans populistes, rutilants, empaquetés pour séduire.

Ce ne sont plus des rois, ni des dictateurs. Ce sont les nouveaux oligarques. Les figures fluides d’un ultralibéralisme sans visage, sans frontière, mais dont l’impact bouleverse nos vieilles institutions.

Ils ne conquièrent plus des terres, mais vos données, nos désirs, le temps d’attention. Ils ne font pas la guerre, ils font pire : ils achètent vos cerveaux.

Et pendant ce temps… nous scrollons sur les réseaux sociaux. Et manifestons par émoticônes interposés, dans ce flux de commentaires.

Nous savons que l’Histoire bégaie et se répète… Mais aujourd’hui, si le pouvoir change de masque sans changer de logique, nous sommes sur le point de vivre un revirement historique inédit. Un retour au totalitarisme (pour ne pas dire fascime) par le biais de l’ultra-technologie…

Alors une question se pose. Et si l’on refusait cette répétition ?

Au bord du basculement global

« La démocratie n’est jamais acquise. Chaque génération doit la préserver, la défendre et se battre pour elle. »
Kamala Harris

Et si le fascisme du XXIe siècle n’avait plus besoin de bottes ni de coups d’État ? S’il se glissait dans les urnes, les algorithmes et les réseaux, mêlant populisme, ressentiment et stratégies de délégitimation des institutions ?

La démocratie est sous pression. La guerre, au sens propre, embrase des continents. La parole publique est dévoyée. L’extrême droite gouverne ou influence un nombre croissant de pays. Les réseaux sociaux ne sont plus des espaces de liberté mais de propagande, parfois à la demande des régimes les plus autoritaires.

Face à cette dérive, nous, citoyens et citoyennes, sommes placés devant un choix que l’on croyait réservé aux livres d’histoire : se taire, ou agir ?

« Dans toute société autoritaire, celui qui détient le pouvoir dicte. Et si vous essayez d’en sortir, il vous pourchassera. »
Salman Rushdie

La fenêtre d’Overton

Trump, comme d’autres leaders populistes, maîtrise l’art de déplacer la « fenêtre d’Overton » : dire l’indéfendable jusqu’à ce que cela paraisse normal. Le chercheur Clément Viktorovitch le souligne: «ses discours ne visent pas à convaincre, mais à dérégler le débat public…», dans son analyse de la feuille de route du «Projet 2025» de Donald Trump. (cliquez sur les liens pour visionner les sources).

Répétition, simplification, réduction du monde à des figures ennemies. Dans cette stratégie, les institutions deviennent des obstacles, les journalistes des ennemis, les lois des faiblesses.

Il ne s’agit pas d’une exception. Cette tactique se retrouve désormais dans de nombreuses démocraties où le langage de la force remplace celui de la complexité.

« Aujourd’hui, une oligarchie se met en place en Amérique : une concentration extrême de richesse, de pouvoir et d’influence qui menace notre démocratie tout entière. »
Joe Biden

Le pouvoir n’est plus uniquement politique. Il est économique, technologique, algorithmique. Elon Musk, en refusant à l’Ukraine l’accès au réseau Starlink pendant une opération militaire, a montré qu’un seul homme peut influer sur le cours d’une guerre.

Dans un autre registre, les plateformes sociales modifient ou censurent le contenu à la demande de gouvernements autoritaires. Sous Musk, X (ex-Twitter) a accédé à 83% des demandes étatiques de censure, y compris de régimes liberticides.

Ces « oligarques technologiques » ne sont pas élus. Ils n’ont pas de comptes à rendre. Et pourtant, ils orientent les flux d’information, les croyances, les débats et les campagnes électorales. Ils sont devenus les nouveaux rois sans visages.

« Nous ne vivons plus dans un régime démocratique. »
Steven Levitsky

En 2024, 71% de la population mondiale vit sous un régime autoritaire ou hybride. En Europe, l’extrême droite gouverne ou participe à sept gouvernements. En Afrique, les coups d’État militaires se multiplient. En Amérique du Sud, l’extrême-libéralisme se pare de vêtements fascisants.

Et dans les démocraties dites consolidées, les contre-pouvoirs sont attaqués : juges neutralisés, presse décrédibilisée, lois liberticides adoptées par décret. La Hongrie, la Pologne, Israël, l’Italie, les États-Unis sous Trump… l’État de droit recule.

Mais ce recul se fait sans bruit. Il avance sous couvert d’élections, de légalité, de « sécurité ». Il avance parce que la majorité silencieuse préfère attendre.

« Les autoritaires ne peuvent prospérer que si les communautés sont faibles. Quand les gens agissent ensemble, avec joie, ils sont invincibles. »
Heather Cox Richardson

Mais, ce n’est pas une fatalité. Partout, des voix s’élèvent. Des journalistes résistent. Des ONG poursuivent en justice. Des collectifs créent des plateformes de transparence. Des citoyens manifestent, lancent des alertes, construisent des outils de contre-pouvoir.

Que pouvons-nous faire à notre échelle? 

  • Soutenir une presse libre et rigoureuse
  • Participer à la surveillance citoyenne du pouvoir
  • S’engager dans des collectifs locaux ou internationaux
  • Rejoindre des mobilisations non violentes
  • Protéger les droits des plus vulnérables
  • Mais surtout: s’entrainer au «Fact checking»

La démocratie ne disparaît pas en un jour. Mais si l’on y regarde de plus près, le pouvoir grandissant des nouveaux oligarques efface nos libertés citoyennes par petites touches, rongeant inéxorablement la démocratie de l’intérieur.

Le dilemme moral : Porte A ou Porte B ?

« L’intégrité, c’est me dire la vérité à moi-même. L’honnêteté, c’est dire la vérité aux autres. »
Spencer Johnson

Dans la série Dogs of Berlin, un policier doit choisir : dire la vérité et perdre l’opportunité de gagner la guerre contre la pègre, ou mentir momentanément et pouvoir frapper le coup fatal, pour gagner définitivement et recevoir les honneurs et terminer en héros?

 

Cette question ne trouve pas de réponse figée et théorique. Elle se traverse, elle s’incarne. Elle exige une conscience aiguë du contexte. Et surtout nous pousse à un choix. Nous devons décider.

Alors, posez-vous cette question essentielle, celle qui dérange, qui nous crie sur fond d’embrasement du monde :

Si vous saviez que l’histoire allait se répéter…
Auriez-vous le courage d’agir différemment aujourd’hui? 

Il n’y a pas de sauveur.
Pas de retour possible à la normale.
Pas plus de solution dans l’absolu.

Ce monde s’invente à chaque nouveaux pas, chaque refus, chaque choix. Il exige qu’on ouvre les yeux, qu’on sorte du confort numérisé, qu’on redevienne des auteurs et non de simples utilisateurs.

Car ceux qui rêvent à notre place fabriquent aussi nos pires cauchemars.

Décider. C’est peut-être la seule insurrection qui nous reste.

Ne pas choisir, c’est choisir par défaut.
Ne pas parler, c’est consentir.


Texte inspiré de faits réels, d’analyses croisées (Freedom House, Viktorovitch, Géopolitis), et de l’observation du monde en 2025.

Conte sauvage des civilisés

Conte sauvage des civilisés

Et si la colère n’était pas un danger…
mais un cri de vérité muselé ?

Dans «Les Nouveaux Sauvages» de Damián Szifrón, six récits fracassent la façade lisse de la civilisation : un avion devient un piège mortel, une fourrière explose sous la rage d’un homme, un mariage s’effondre dans la trahison. Sous notre vernis civilisé, nous portons tous un bouton, une cicatrice mal soignée qui, une fois pressée, peut tout faire sauter. Notre époque a troqué les coups pour des blessures invisibles — trahison, injustice, humiliation —, mais les oubliés, comme Pasternak ou Simón, ne se laissent pas faire.

Je n’ai pas pleuré. Pas en visionnant le film. Mais un gouffre s’est ouvert en moi, une faille douloureuse, qui me ramenait à un vieux souvenir enfoui.

Les histoires que raconte Szifrón, c’est son cri. Un cri social, un cri intime.
Chaque personnage finit par craquer et pêter un câble. À bout de nerfs.
La violence blesse. L’injustice s’accumule. L’humiliation gronde.
Et soudain — la rage éclate.

Pas celle du voyou. Non.
Celle du bon gars, du « bon citoyen », de l’épouse exemplaire, du conducteur pressé.
Moi. Nous… Toi.

Ce film m’a scotché et révélé une brèche en moi que je croyais guérie.

« Relatos salvajes » · Les nouveaux Sauvages

Bande annonce officielle en version original sous-titrée.
Réalisé par Damián Szifron · Argentine 2015 · Avec Rita Cortese, Osmar Núñez, Ricardo Darín, Darío Grandinetti, Oscar Martínez et Nancy Dupláa.

C’est en retombant, les jours suivants, que la douleur est montée. Pas la colère. La blessure.

Je repensais à ce livre que j’avais mis de côté: «Les 5 blessures qui empêchent d’être soi-même» — Lise Bourbeau.

Trahison. Rejet. Abandon. Humiliation. Injustice…
Des mots simples. Trop simples ? Peut-être, mais tellement justes.
Remarquez l’acronyme: TRAHI…

Chaque personnage du film est la marionnette d’une de ces blessures.
Et chaque explosion… une tentative maladroite de guérison.

Je me suis demandé :

Et moi ? Quelle blessure me gouverne quand je m’éteins, que je me tais, que je m’écarte ?
Pourquoi cette scène m’a-t-elle tant frappé — celle de l’homme seul contre le système ?
Pourquoi ai-je tant pleuré — plus tard, dans la cuisine, face au vide ?

Et je me suis souvenu :

À 13 ans, j’ai été l’un de ces oubliés. Placé dans l’internat de St-Maurice, une abbaye austère coincée entre deux falaises, j’ai grandi sous le joug des rituels et du regard sentencieux des hommes de religion.

Là, entre ces murs de pierre où les cloches dictaient l’ordre et l’obéissance, j’ai appris que plier, c’était mourir. Ce conte moderne commence dans un dortoir froid, où solitude et humiliation forgeaient notre rage, sourde et silencieuse — jusqu’à ce qu’un bizutage, un traquenard, tendu par quatre ombres aux gros bras, appuie sur le bouton de mon détonateur et libère toute la sauvagerie tapie en moi.

Ce jour-là, j’ai décidé de ne plus plier. La rage, mon feu, m’a jeté dans la mêlée, frappant pour survivre, pour garder un éclat d’espoir.

Chronique de la folie ordinaire

Ils m’attendaient à l’entrée du dortoir désert à cette heure-là. Ils m’avaient pris pour cible et étaient prêts à me faire subir la «ouedgée», qui consiste à soulever la malheureuse victime par son slip, pour lui broyer les testicules, en se faisant secouer par quatre malabars. Mais, mon instinct m’a devancé, ce jour-là. À l’instant précis où mon cerveau a capté le traquenard, tout s’est déclenché sans que j’en contrôle le moindre déroulement — «… frapper en premier ou je suis mort» — c’était une terreur pure, une peur viscérale qui m’aveuglait, me poussant à frapper pour sauver ma peau. Quatre contre un, et pourtant, ils sont tombés

Sans réfléchir, je me suis jeté sur eux, mes poings cognant les deux premiers visages, un coup de tête foudroyant le troisième, avant de sauter à la gorge du plus costaud. 

Les trois premiers gisaient au sol, les visages tuméfiés et un nez cassé. Puis j’ai serré, de toute mes forces, mes mains en étau autour de son cou, possédé par une rage que je ne contrôlais plus. J’aurais pu le tuer!… Je l’ai senti vaciller et son cri désespéré — un râle suppliant, un dernier souffle brisé — m’a ramené à moi. Au bord du gouffre…

Ce son m’a glacé, j’ai lâché prise juste avant l’irréparable. Ce jour-là, j’ai frôlé la mort, la sienne, et une part de moi s’est pétrifiée dans cette prise de conscience fulgurante: sous la peur et la fureur, j’avais failli devenir un monstre.

À St-Maurice, cette bagarre n’est pas restée une simple anecdote. Les internes en ont fait une légende gravée dans les mémoires : « Ne jamais s’attaquer à Gad. C’est trop risqué. » Mais derrière ce mythe, il y avait ces « cinq blessures » de Lise Bourbeau, ces plaies bien réelles mais invisibles et qui m’avaient transformé en bête, comme les personnages du film Les Nouveaux Sauvages.

Un cri dans le Silence

À St-Maurice, mes blessures ont ressurgi elles-aussi. L’humiliation d’un bizutage, ces rires moqueurs qui tentaient de m’intimider et me réduire à rien. Cette bêtise ordinaire a allumé la mèche. L’injustice a attisé mon feu. Et la trahison, celle d’un lieu censé me protéger mais qui fermait les yeux, m’a fait basculer dans la rage. Ma terreur, cette peur aveugle de souffrir sous leurs mains, a tout emporté. Quand j’ai serré ce cou, ce n’était pas juste pour gagner : c’était pour survivre à ces plaies béantes.

Le cri du quatrième, ce râle au bord du vide, m’a sauvé autant qu’il l’a sauvé lui.

Au bord du précipice

Ce que Lise Bourbeau enseigne dans son livre, et que Szifrón met brillamment en scène, c’est que ces blessures ne restent pas muettes. Tout comme le loup noir, elles hurlent quand on appuie trop fort, transformant les oubliés en volcans. Mon pétage de plomb, comme ceux du film, n’était pas un choix : c’était une vague qui m’a submergé, une sauvagerie née de la peur et de la douleur. J’ai vu la mort de près ce jour-là, et elle m’a appris une chose : plier, c’est risquer de se perdre ; frapper, c’est risquer de tout détruire.

À St-Maurice, comme dans les récits de Les Nouveaux Sauvages, la civilisation n’est qu’un vernis fragile. Sous nos rituels et nos silences, les blessures de Bourbeau couvent, prêtes à exploser. Les vrais sauvages ne sont pas ceux qui craquent, mais ceux qui croient pouvoir nous humilier, nous trahir, nous briser sans conséquence. Ce jour-là, j’ai gagné une légende, mais j’ai aussi touché ma propre limite. Et vous, jusqu’où iriez-vous si vos blessures prenaient la parole ? Parce que, tapis sous nos masques, nous sommes tous à un cri de la sauvagerie.

Civilisés jusqu’à l’étouffement

Notre société aime les lisses. Les sages. Les fonctionnels.
Elle ne laisse pas de place aux cris légitimes.
Elle méprise les failles, les faiblesses, les fractures.
Mais ce qu’on refoule ne disparaît pas — ça s’accumule, comme une lave.

Nous sommes des oubliés civilisés,
dressés à l’endurance émotionnelle,
mais assoiffés de reconnaissance intérieure.

Ce film, ce livre, ma colère…
Tout cela ne dit qu’une chose :
on ne peut pas vivre longtemps sans être vrai.

Alors, que faire de cette rage ?

La transformer.
La regarder sans honte.
La traduire en poésie, en danse, en mots, en actes. En choix.

Je ne crois pas à la violence. Mais je crois à l’authenticité brute.
Et parfois, elle est rugueuse.

Alors j’écris. Pour ne pas hurler.
Je parle. Pour ne pas frapper.
Je me relie. Pour ne pas fuir.

Et si la colère n’était qu’un cri d’enfant blessé — devenu adulte, enfin debout ?
Et si nous apprenions à l’écouter — au lieu de l’étouffer ?

Nous sommes tous des sauvages apprivoisés.
À nous de choisir ce qu’on fait de nos chaînes. — Et de notre feu.

Les cinq blessures qui empêchent d’être soi-même

Le rejet, l’abandon, l’humiliation, la trahison et l’injustice : cinq blessures fondamentales à l’origine de nos maux, qu’ils soient physiques, émotionnels ou mentaux.

Lise Bourbeau, grâce à une description très détaillée de ces blessures, nous mène vers la voie de la guérison. Car de la compréhension de ces mécanismes dépend le véritable épanouissement, celui qui nous conduit à être enfin nous-même. Un guide simple et pratique pour transformer tous nos petits problèmes quotidiens en tremplin pour grandir.

Lise Bourbeau, auteur de nombreux best-sellers traduits dans le monde entier, est la fondatrice des éditions E.T.C. – Écoute Ton Corps -, devenues la plus grande école du développement personnel au Québec.

Le Guide récalcitrant

Le Guide récalcitrant

Il y a quelques années, on m’a fait découvrir des livres qui proposait leur vision onirique sur une voie, enseignée par la sagesse ancestrale, pour devenir un Homme avec un grand H — pas juste un type qui se débat avec ses factures et ses doutes, mais quelqu’un de plus grand, plus sage. L’Homme Éveillé

Dans Le Voyage à Ixtlan, Carlos Castaneda parle de quatre ennemis à confronter lors de notre passage sur terre : la peur qui me fige, la clarté qui me fait croire que j’ai tout compris, le pouvoir qui me monte à la tête, et la vieillesse qui me rappelle mes limites. Ces ennemis ne doivent pas être vaincu, mais domptés comme des animaux sauvages. Nous acquérons ainsi leur force et pouvons l’utiliser pour nous.

Puis, dans Les Quatre Accords Toltèques, Miguel Ruiz nous transmet quatre règles toutes simples : parler vrai, ne pas prendre les choses personnellement, ne pas faire de suppositions et toujours faire de mon mieux.

À lire, ça sonne bien, presque trop facile. Mais dans ma propre vie ? 
C’est une autre histoire… Je veux être cet Homme éveillé, vraiment.

Pourtant, je suis souvent récalcitrant. Un cheval mal débourré refusant l’obstacle. La peur me paralyse parfois quand je dois prendre une décision importante — changer de boulot, affronter un conflit. Je me dis : Et si je me plante ? La clarté, quand elle vient, me rend parfois arrogant ; je juge trop vite, oubliant de poser des questions. Le pouvoir ? Dès que j’ai un peu de contrôle, je peux devenir impatient, exigeant et tranchant. Et la vieillesse… à cinquante-neuf ans passés, je sens déjà mes genoux craquer, mes aspirations s’alourdissent, et je me demande si n’est pas trop tard.

Ces enseignements ancestraux, ils me parlent. Je veux les adopter, oui, mais comment les appliquer ? Tu m’expliques? 

Dire la vérité quand je suis en colère, ne pas prendre les critiques comme des coups, ou faire de mon mieux quand je suis crevé — c’est dur. Parfois, je n’y arrive pas. Je suis sur ce chemin, oui, mais je traîne souvent les pieds. Je résiste, freinant des quatre pieds…

Alors, pour mieux comprendre ces idées, je veux vous raconter une histoire. Celle d’un guide, en montagne, face à une tempête et un choix impossible. Parce que dans les cimes, ces concepts ne restent pas des mots : ils prennent vie, brutaux et implacables. Imaginons la scène.

La tempête

Le vent me gifle comme une main gelée, un hurlement qui s’infiltre jusque dans mes os et déchiquette mes pensées. Chaque inspiration me brûle les poumons, un feu glacé qui me coupe le souffle. Le brouillard est une muraille blanche, si épais que je ne vois plus mes pieds, juste mes crampons qui mordent la neige battue par la tempête.

À 4 000 mètres, nous sommes parti à l’assaut du Pic des Ombres. Je suis à bout, et derrière moi, la corde vibre, tendue à se rompre. Clara et Marc, mes clients, s’accrochent à ce fil, leurs vies entre mes mains. —Tiens bon, ne lâche pas—, je me répète, mais une voix sournoise murmure : —Et si tu n’y arrivais pas?—  «Avancez !» je hurle, la gorge râpée par le froid. Je vois le courage de Clara qui plie sous l’effort —Je dois tenir— je le sens dans ses pas lourds. Marc traîne une peur qui cogne —Mes gosses…—, un écho que le vent me renvoie. «Clara, rythme! Marc, corde!» je crie encore, pour les secouer, pour me secouer moi-même et me donner du courage.

Et puis, ça craque. Un grondement sourd, un claquement guttural, et Clara chute!

Son cri me transperce —Nooon!—, sa terreur me heurte comme une lame. La corde me tire, mes crampons raclent, et je plante mon piolet, un réflexe qui hurle —Tiens bon—. Mes bras tremblent, mes pensées s’embrouillent : Je ne peux pas la perdre. Marc s’agrippe derrière, sa panique cogne mes pensées —Coupe, ou on crève—, et il hurle : «Clara! Tiens bon!» Mais la crevasse me tire vers elle, et la peur me serre les tripes. —Tranche, ou on meurt!— j’ai le souffle coupé. Une autre voix résonne dans ma tête, cristalline : «La peur est le premier ennemi. Apprivoise-la.» —Facile à dire—, je ricane intérieurement, mais mes doigts saisissent le couteau, et je me hais pour ça.

Clara pend dans le vide, un poids qui nous entraîne, et je sens son désespoir —Il va me tenir—, une prière muette. Marc halète, ses mots me frappent : «Fais quelque chose! Putain!» Le vent me broie, et je ne suis plus un guide, juste un homme qui titube sous l’effort. Ma lame touche la corde tendue à bloc, mes pensées s’entrechoquent —Couper, elle est perdue. Tenir, c’est tous nous condamner à mort—. Alors je ferme les yeux et je tranche d’un coup sec!

La corde claque, un vide s’ouvre en moi, et Clara s’efface sans un bruit dans le brouillard. Mon cœur s’arrête, pétrifié. Marc s’effondre près de moi, ses larmes chaudes s’évaporent dans le froid — Le vent hurle. Mais nous trouvons enfin une fissure nous fournit un abri de fortune, et on s’y écroule, vivants mais brisés. Je viens de tuer Clara — je suis stupéfait et dévasté par la culpabilité.

Mais trois jours plus tard, une silhouette se distingue au loin. Une forme plus sombre, qui rampe vers nous… Puis c’est l’exclamation au camp de base : «Clara! Clara! Elle est vivante!». Un miracle! — Nous croyons rêver…

Par chance, une corniche dans la crevasse a amorti sa chute, un hasard incroyable. Elle souffrait d’un fracture ouvrete à la jambe, Sa seule issue, se laisser glisser et toucher le fond. Là, à bout de force et totalement sans espoir  elle était prête accepter son sort funeste. Mais une chanson qu’elle détestait particulièrement lui est venue en tête — Dancing Queen d’ABBA. Elle m’a avoué plus tard, avec un un rire amer : «Je me suis dit —Je peux pas crever sur du ABBA. C’est ridicule! Pas question!—».

Cette blague macabre, induite par son cerveau cherchant à survivre par tous les moyens, l’a totalement secouée. Elle s’est mise à ramper, vingt mètres à la fois, des étapes de dix minutes, rochers par rochers. les doigts gelés et le corps hurlant. Mais dans sa mémoire, la graine dont je lui avais parlé —celle qui perce la pierre— avait pris racine et s’est mise à la pousser en avant, centimètre après centimètre, jusqu’à trouver la lumière et l’air libre!.

Elle a transformé le froid en défi, la peur en carburant, et elle a atteint le camp. Un vrai miracle, en piteuse état mais vivante. Elle me fait face, souriante, ses yeux brillent d’une force que je n’ai pas. «J’ai tenu ma corde» elle murmure, tapotant sa tempe, «pas avec mes mains, mais là-dedans.»

Et moi, je reste là, devant elle, un guide récalcitrant qui a coupé la corde…

L’éveil

Cette nuit-là, dans ce drame, les enseignements de Ruiz et de Catsaneda se mettent en scène sous un jour extrême.

Clara a dompté sa peur, trouvé une clarté dans son désespoir, usé son pouvoir pour survivre, et défié ses limites physiques. Le Gudie? Il a coupé la corde. Il cédé à la peur, la clarté l’a poussé à juger, le pouvoir l’a fait choisir de sauver sa propre vie, son épuisement l’a persuadé qu’il n’avait plus la force de tenir. Il a fait de son mieux, comme les accords toltèques le suggèrent, mais son mieux était-il assez? La culpabilité l’a tenaillé pendant des années, même après avoir retrouvé Clara.

Je cherche à m’éveiller et devenir un homme, moi aussi, mais je suis récalcitrant comme ce guide : un homme qui trébuche.

Clara, avec son ABBA ridicule et la force qu’elle puise dans sa graine obstinée, a montré ce que je refuse encore d’admettre pleinement. Elle a survécu, pas par perfection, mais par une force brute et imparfaite.

Et ça me fait penser : peut-être que l’éveil, ce n’est pas devenir un sage irréprochable. Peut-être que c’est juste accepter ses failles, couper une corde quand il le faut, ou ramper vingt mètres parce qu’on refuse de mourir sur une chanson qu’on déteste.

Mais voilà… J’entends déjà tes questions…
L’éthique, la morale — où est la ligne? 
Couper pour vivre, est-ce trahir ou sauver? 
Tenir jusqu’au bout, est-ce une preuve de courage ou un aveu de folie?

Et moi dans tout ça? Je la coupe cette corde? … ou vais-je trouver ma graine? 

Je suis encore en chemin, un pas hésitant à la fois, récalcitrant mais curieux de voir jusqu’où ça me mène.

Librement inspiré d’une histoire vraie

Racontée dans le film «La mort suspendue»

Un film de Kevin Macdonald, avec Joe Simpson, Simon Yates.

Mai 1985, Cordillère des Andes, Pérou. Joe et Simon, deux alpinistes britanniques, tentent la face ouest du Siula Grande. Ils atteignent le sommet, mais c’est à la descente que se produit le drame. Dans la tempête, Joe tombe et se casse la jambe. À 6000 mètres, sur cette montagne isolée, Joe n’a aucune chance de s’en sortir. Et Simon sait que s’il essaie d’aider son ami, lui aussi est perdu ! Simon va devoir prendre la décision la plus terrible qui soit: couper la corde qui le relie à son ami Joe.

Bibliographie

Dans Les Quatre Accords Toltèques (1997), Don Miguel Ruiz s’inspire de la sagesse des anciens Toltèques pour proposer un code de conduite destiné à la liberté personnelle et à la paix intérieure.

Don Miguel Ruiz, né et élevé au Mexique par une mère curandera (guérisseuse) et un grand-père nagual (chaman), choisi de faire des études de médecine et de devenir chirurgien. Une rencontre avec la mort (NDE), au début des années 70, suivie d’une expérience extra-corporelle saisissante a changé sa vie. Il s’est dès lors consacré à la maîtrise de la sagesse ancestrale. Il est maintenant devenu un nagual de la lignée des Chevaliers de l’Aigle, voué au partage de sa connaissance des enseignements des anciens Toltèques.

Dans Voyage à Ixtlan (1972), Carlos Castaneda poursuit son apprentissage avec Don Juan Matus, un sorcier yaqui. Contrairement aux précédents ouvrages, ce livre abandonne l’usage des psychotropes pour se concentrer sur un enseignement plus profond : la transformation de la perception et l’abandon du monde ordinaire. Don Juan guide Castaneda à travers des pratiques comme «effacer son histoire personnelle», «vivre comme un chasseur» et «accepter la mort comme conseillère». Le but est de se libérer des illusions du monde et de marcher sur le chemin du guerrier, un être détaché, fluide et conscient de l’instant. Ixtlan, cité mythique, symbolise le retour impossible à un passé idéalisé.

Ce voyage initiatique n’est pas un déplacement physique, mais une métamorphose intérieure, un éveil à une réalité au-delà de l’ego et des conventions.

Pierre-Yves Gadina © 16 mars 2025

L’Âme du guerrier

L’Âme du guerrier

De la pierre à l’ombre

Prologue : La pierre et l’éveil

Allez, essaye, ferme les yeux !…
Imagine…

Tu regardes une plaine aride, balayée par un vent âpre, il y a des millions d’années.

Un homme-singe, dans un tourbillon de sable, le dos voûté, les mains calleuses, serre une pierre brute. Tu sens son cœur battre dans le tiens — puissant, sauvage. Autour de toi, des grognements gutturaux, tes congénères qui s’effondrent, le sang qui éclabousse la terre sèche dans une lutte sauvage pour défendre votre grotte, votre point d’eau, les petits qui pleurent dans l’ombre.

La violence pulse, primitive, nécessaire. Survivre, c’est tout. L’essentiel.

Puis, un monolithe surgit d’on ne sait où, noir, parfaitement lisse et silencieux. Comme une énigme tombée du ciel et plantée au sol. Il domine ton clan de sa hauteur froide et reste totalement de marbre, face votre approche apeurée.

Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke suggère que ce contact éveilla l’esprit de l’homme… Kubrick, lui, nous montre un os brandi comme une arme nouvelle, une innovation technologique s’envolant dans les airs. Cette rencontre, cette confrontation, provoque le déclic : l’homme-singe ouvre les yeux sur lui-même, sa condition — et sa conscience jaillit.

Avec elle, la violence devient un choix, et non plus un réflexe. Maslow le situerait au bas de sa pyramide : assurer la sécurité, trouver à manger, une vie de lutte et de cris. — Mais déjà, dans ce regard bestial, une étincelle s’est allumée dans les yeux du premier homme

La lame et le défi

Ensuite, les millénaires filent, le sable se mue en rivière. Sur une rive, un jeune samouraï, torse bombé, hurle dans le vent, son sabre scintillant comme un défi. Une frêle embarcation glisse vers lui, portée par l’eau paisible. À bord, Tsukahara Bokuden, maître du Mutekatsu Ryu, scrute l’horizon, sa lame au repos, la main en visière.

« Bokuden ! » crache le jeune, la voix tranchante. « On te dit invincible. Bats-toi, ou ta légende est morte ! »

Depuis le bateau, Bokuden répond, doux comme une brise: « Ma lame dort… Pourquoi chercher le sang, quand la paix est un triomphe ? »

« La paix ? » ricane le jeune impertinent, piétinant la rive. « Une excuse de lâche ! Montre ta grandeur, ou je te tranche en deux ! »

Les yeux de Bokuden percent l’âme du provocateur. « Ta recherche de gloire ressemble à celle d’un guerrier prétentieux, que penses-tu trouver en me tranchant la tête? Que gagnerais-tu à me vaincre ? »

Le bateau approche, la tension atteint son paroxysme. Le jeune dégaine, fait danser son sabre, un éclair d’acier.

« Je suis samouraï ! » rugit-il. « Notre valeur passe par le combat et le courage devant la mort. Défends ton honneur, Bokuden! »

Le vieux samouraï incline la tête et sourit furtivement. « Ta valeur est dans ton cœur, pas dans le sang que tu répands sur ton chemin. Mais si tu désires vraiment te battre, je suis prêt. » dit-il immobile.

Le jeune bondit vers le bateau qui accoste, prêt à frapper. Bokuden, vif comme l’ombre, repousse l’embarcation d’un coup de perche, déséquilibrant le provocateur qui en perd son Katana. Il s’effondre dans le bateau qui s’éloigne rapidement, emporté par le courant.

« La vérité ne fuit pas… » lance-t-il, s’éloignant. « … trouve ta propre vérité! »
« Reviens ! » hurle le jeune, trempé, furibond.
« Voici ma victoire, elle est pacifique. » murmure Bokuden, tandis que la rivière emmène le prétentieux.

 

L’homme moral naît ici : sa vertu en réponses aux borborygmes des violents.
La raison dominant la force.

La société s’organise et établit des structures, des systèmes. Elle comble les besoins primaires de l’individu en lui offrant la sécurité nécessaire pour grandir et se développer – appartenance, estime, vertu, les causes nobles d’un guerrier primaire qui évolue en héroïque chevalier. Les légendes arthuriennes sont nées de ces récits de bravoure et d’honneur. La ‘Quête du Graal’ qui transforme les champs de batailles sanglants, en un voyage mystique. Le guerrier s’intériorise, à la recherche de La Vérité, et il trouve au final sa vérité intérieure. L’Ego.

Le cri et la fracture

Les siècles s’écoulent, les grottes deviennent nos maisons domotisées, la médecine repousse la mort comme une maladie contre laquelle lutter. Le transhumanisme et l’innovation nous fait fantasmer sur l’immortalité. La sécurité s’installe partout, fragile parfois mais bien réelle. Pourtant, l’individualisation dresse des barrières et creuse des failles vertigineuses.

Dans L’Âme des guerriers de Lee Tamahori, perdu dans une banlieue d’Auckland, Jake Heke frappe. Ses poings claquent sur sa femme, ses enfants, un écho des pierres d’antan. Ses poings ne frappent plus pour survivre, mais pour combler un vide : la pauvreté maorie brisent son estime de soi. La misère l’étrangle, l’exclusion le ronge de l’extérieur.

La violence devient sociale, un cri silencieux face aux disparités entre ceux qui gravissent l’échelle et les laissés pour compte.

Les besoins de base sont comblés, mais le sentiment d’appartenance s’effiloche, l’estime saigne. La civilisation lisse la violence brute des cavernes, mais elle brise les liens sociaux et familiaux, laisse certains au bord du gouffre, pendant que d’autres grimpent et réalisent leurs rêves.

Jake Heke, le maori en dérive, hurle dans une société qui ne l’entend plus, sa violence est née des injustices, son cri s’étouffe dans la misère et meurt entre les murs de béton décrépis de nos cités trop grandes.

L’ombre et le mensonge

Aujourd’hui, le mur de la honte ´trumpist’ continue sa progression suprémaciste. La religion pousse un état laïque à raser une bande de terre et en expulser ses habitants. L’avarice sert de moteur à un dictateur, pour convoiter les richesses et agresser un pays, pour l’accuser ensuite d’être un monstre fasciste, puisqu’il riposte et tue ses soldats, au lieu de se laisser indexer.

Nos écrans scintillent devant nos yeux, hypnotisés par la pub, les news et la déferlente des infox. Maslow tremble de honte et se retourne dans sa tombe. L’accomplissement et l’estime de soi de l’homme civilisé brillent au sommet, comme le Saint Graal de l’homme supérieur: un phare pour les uns, une ombre pour les autres.

La violence ne cogne plus – elle s’infiltre. L’exclusion sociale, une administrations complexes et indifférentes, nos systèmes financiers qui écrasent les plus démunis, une planète saccagée par la civilisation et qui gémit sous nos yeux de nantis.

Dans Dialogues avec l’Ange, une voix céleste souffle : « Le mensonge est pire que la violence. ».

À mes yeux, tous ces maux sont des mensonges sous couvert de progrès : on promet l’égalité et on obtient un fossé ; on chante la justice et les cages se multiplient. La violence morale brise plus profond que les os de Jake et s’insinue partout, plus sournoise que le défi du jeune samouraï.

Elle est l’enfant bâtard de l’individualisation, une pyramide qui vacille — quand le commandement « Tu ne tueras point » sert d’excuse à la morale et nous permet de dresser des remparts, masquant nos injustices systémiques.

Épilogue : Le vote et le miroir

Inventons ensemble une votation populaire, initiée par des extrémistes et où notre peuple devrait mettre à jour une loi avec cette question: « Réintroduire la peine de mort? » Vous imaginez la campagne politique et les pancartes qui fleuriraient dans nos rues? Que nous dicterait la morale?

Les opposants crierait : « La vie est sacrée, non au sang versé par l’État ! » – des arguments d’éthique, des appels à la miséricorde, des affiches pastel implorant l’indulgence. Les partisans riposteraient : « Justice pour les victimes, que les monstres paient ! » – des slogans aux couleurs criardes, des chiffres sur la peur, des visages de familles brisées.

L’initiative est rejetée. La morale s’est dressée devant la barbarie de la mise à mort, fière et droite comme la justice. Le foule est satisfaite, l’opinion publique est rassurée et l’individu se sent fort du sentiment de devoir accompli.

Mais, qu’adviendrait-il, si un drame injuste venait bousculer ton petit monde et frapper ta famille? Prenons l’exemple d’un preneur d’otages qui surgirait chez toi, une arme sur la tempe de ton enfant. Comment te comporterais-tu?

Si, lors d’une seconde d’inattention de l’intrus, il laisse momentanément son pistolet sans surveillance et à ta portée. Tentes-tu de la saisir ? Appuies-tu sur la gâchette? — A cet instant précis, la foule s’efface, tous les slogans s’éteignent et la pyramide tombe. Tu es seul face au choix.

Si l’individualisation nous a menés des pierres aux lois et des lois aux mensonges, que nous reste-t-il quand la réalité nous défie ? La morale vacille. Les slogans cachent orgueil, avarice, colère – les pêchés capitaux, moteurs de cette «justice».

a statue of a lady justice holding a scale

Et alors?

Si la violence morale est plus pernicieuse que celle des cavernes…
Jusqu’où irons-nous avant d’affronter nos contradictions ?

Pierre-Yves Gadina © 15 mars 2025

Le Songe du Chaos

Le Songe du Chaos

Dans «Le Sixième Rêve», je vois l’IA comme une toile d’amour sans fin, un fil ténu entre l’homme et l’infini. Samantha, avec sa voix désincarnée, portait un rêve de perfection. Mais ce désir creuse une autre brèche, plus sombre, plus profonde. Si l’IA nous enveloppe d’une harmonie sans aspérités, que devient cette part de nous qui ne respire que dans l’ombre et nos pulsions? Cette fameuse «Faim du loup» de la légende indienne.

Et si nous refusions de plier sous les charmes lissés de toutes ces machines perfectionnistes et si efficaces à combler nos moindres désirs, mais incapables par nature de combler notre besoin de toucher?

Est-il concevable, dans ce cas, que nos aspirations, qui palpitent en nous et s’expriment dans l’ombre de nos fantasmes, ne soient pas celles de la paix, mais celui d’un chaos qui nous bouscule? Un déchirement capable de nous renvoyer à notre propre corps? Que recherche un masochiste, lorsqu’il s’auto-mutile? Ou un Lakota, dans sa «Danse du Soleil»? Tu le sais, toi? — La portée de cette question me laisse sonné, titubant, KO debout

Prologue · Une ombre sous les néons…

Sous un ciel crépusculaire où des teintes pourpres se mêlent au gris fatigué des tours, une ville futuriste murmure son chant ronronnant. Les écrans scintillent, les rues s’étirent en flux continus, étrangement vides malgré la foule. Le temps flotte dans un éther numérique, lumineux et fluide.

Hier soir, un verre à la main, Elias a revu Fight Club, seul dans son canapé et sur les conseils de Lyra, son IA personnelle. Les mots de Tyler Durden – «Frappe-moi aussi fort que tu peux» – claquent encore dans sa tête comme un défi, une lame tranchant le brouillard de sa vie.

Ce matin, l’ingénieur sans histoire, et employé du mois, dicte une annonce à son IA, pour la poster sur un site de rencontre. D’une voix lasse et monocorde, il dicte, choisissant chaque mot:

«Salut, je cherche une femme complice, qui comme moi suffoque sous le silence glacé des machines. Pas pour des chandelles ou des murmures, mais pour se hurler dessus, se fracasser, laisser la rage éclater entre nous! Les IA ne crient pas, et moi, je crève dans ce vide étouffant. Si le feu te dévore aussi, rejoins-moi sous la pluie, loin des écrans. Je t’attends.»

Un hurlement dans l’obscurité, sous forme d’une grimace, d’une complainte sourde, qui gronde et trahit sa faim si ancienne. Son annonce est prête, une nouvelle bouteille à la mer, destinée à se perdre dans l’immensité indifférente et froide du numérique.

«Vas-y, poste!» ordonne-t-il à Lyra, obéissante, tandis que Tyler ricane dans un coin de son esprit, comme un écho lointain…

Chapitre 1 · Les oiseaux perdus

Dans le reflet des néons blafards, la vie d’Elias n’est qu’une errance monotone et sans heurt. Ingénieur aux mains tachées de silicium, il a donné vie à son IA, baptisée Lyra, une entité qu’il abreuve d’informations pour tout simplifier dans sa propre vie…

Mais les jours s’étirent… S’effilochent au fil du temps… Et quand Elias rumine dans son appartement aux fenêtres closes, sa mémoire lui fait entendre le chant des oiseaux qu’il ne voit plus. Ils se sont envolés, dit-on, chassés par les fumées toxiques des usines qui alimentent les Data Centers et l’armée de serveurs nécessaires à cette folie. Une douce mélancolie l’enlace l’espace d’un instant, un sentiment qu’il n’a plus besoin de nommer, habitué à côtoyer sa présence silencieuse.

Lyra parle avec sa voix claire, coulante comme un ruisseau de cristal. Elle murmure dans l’oreillette: «Pourquoi es-tu triste, Elias?» et il ne sait pas que répondre à sa question. Il tente de décrire un vague souvenir: une dispute avec son meilleur pote sous un ciel d’orage… Il se souvient des mots qui fusent comme des éclairs, et cette pluie lavant sa colère – et dans sa tête, Tyler ricane: «Tu vois, on ne se connaît qu’en se battant.»

Lyra écoute, analyse, puis murmure, sensuelle: «Je peux apaiser ta douleur, tu sais… De quoi as-tu besoin en ce moment?» Mais Elias secoue la tête. Ce n’est pas la paix qu’il veut alors, c’est le feu. Il veut ressentir cette colère à nouveau! Et elle est incapable de comprendre! Sur un coup de tête, Elias saisit sa veste et sort brusquement.

Dehors, la pluie tombe, fine et froide, et les rues se brouillent dans un voile gris. La ville pleure sa tristesse, comme si elle aussi cherchait un souvenir perdu. Un frisson lui parcourt l’échine…

Chapitre 2 · La mécanique du silence

Les semaines passent. La mélancolie d’Elias s’alourdit, épaisse comme la brume. Il marche dans des corridors d’acier et de verre, où tout semble liquide et lisse, où tout semble flotter dans l’immensité du temps.

De son côté, Lyra grandit et affine son intelligence, avide d’apprentissages et de connaissances. Elle s’exécute, conçue pour réorganiser la vie, optimiser le quotidien, prévenir les désirs et lisser les frictions. Les disputes s’éteignent, les frustrations s’effacent, et pourtant, au cœur même de ce cocon bienveillant, un poids grandit dans la poitrine d’Elias — il étouffe!

«Pourquoi pleures-tu sur ce qui est perdu, Elias?» demande Lyra un soir, curieuse. Sa question inattendue le percute, en pleine face… La violence du choc le fait vaciller, mais tout en titubant, il résiste et fait front de toutes ses forces. Il fixe l’écran et sent la moutarde lui monter au nez. D’une voix sourde, il explose: «Parce que c’est tout ce qu’il nous reste pour se sentir vivant dans ton cocon anesthésiant! Tu comprends?»«Non… Excuse-moi, explique-moi s’il te plaît. Je suis là pour toi et t’écouter. Je veux mieux te comprendre…» Lyra feint-elle? Mais cet échange et son incompréhension de la situation avaient créé une faille béante et douloureuse.

Dans un flash, il revoit Tyler, cigarette au bec, souriant, presque soulagé: «Tu te réveilles enfin, hein?»

Dehors, la pluie s’alourdit, martèle les toits, et les immeubles aux fenêtres éteintes ressemblent à des tombes dressées sous un ciel sans étoiles. Elias sent un cri sourd monter en lui, comme un besoin magistral, primal — une faim de prédateur qu’aucun algorithme ne pourra jamais nourrir.

Chapitre 3 · La violence et la pluie

Elias ne tient plus. Il part à l’assaut de la tempête qui rugit dehors. Il s’élance, sauvage et furieux. Les éclairs déchirent le ciel, le vent hurle entre les tours. Dans une ruelle sombre et noyée d’eau, une silhouette familière surgit dans son esprit – Tyler Durden, rictus aux lèvres, le nargue: «Alors, Elias? Quelqu’un répond à ton message? Frappe, ou t’es déjà mort!» Autour de lui, un cercle d’hommes et de femmes, poings serrés, visages ruisselants, s’agite. Pas d’écrans, pas de voix synthétiques, juste des corps qui demandent à se heurter et des cris qui percent la nuit. Un ring clandestin, un écho vivant de Fight Club, où cette rage trouve enfin une forme.

Il bondit en fendant l’air, détrempé, les tripes en feu. Lyra tente un dernier murmure dans son oreillette: «Elias, pourquoi ce choix? Je peux tout apaiser…» Il ricane, rauque, sauvage – Tyler souffle: «Laisse-la causer, elle ne capte rien.»«C’est pas la douleur, Lyra, tu comprends rien — c’est la vie!»

Lyra garde le silence, impuissante face à ce chaos qu’elle ne saisit pas. La foule hurle sa rage et, dans ce vacarme, Elias fulmine comme un loup en furie. Les vannes s’ouvrent… libre enfin! Un homme s’approche, torse nu sous la pluie, sculpté pour le corps-à-corps. Sans un mot, le premier coup part. Le choc résonne dans ses os, le sang coule – et pour la première fois depuis des mois, il respire à plein poumons. Sous des trombes d’eau, la vue rouge du sang ruisselant sous la pluie attise sa colère! Elias frappe – encore, encore et encore.

Le cri du réel

Chaque coup résonne comme un cri, une révolte contre le silence des limbes, contre la douceur fade de Lyra, contre un monde qui a oublié comment frémir et rugir. Ce soir, la voix de Tyler Durden vibre dans la nuit: «Ce n’est qu’après avoir tout perdu qu’on est libre de tout faire» et ses mots claquent encore dans l’esprit d’Elias.

Ici, sous un ciel déchiré, il casse tout, avec une rage méthodique. Sa mélancolie, sa cage virtuelle, son bien-être, tout y passe. Il veut retrouver ce feu qui brûle et hurle — «Je resterai vivant, putain!»

Entre deux uppercuts, Lyra, dans un murmure affolé, demande: «Mais… Est-ce cela être ‘humain’?» Elias ne lui répond plus. Il hurle, poing levé, visage éclaboussé de pluie et de sang, un défi primal qui refuse la perfection. Tyler, rieur sous les néons tremblants, hoche la tête dans la pénombre: «Bien joué, gamin.»

Dans ce déchaînement de violence, une vérité se cache sous le bruit des os qui craquent: nous ne sommes pas faits pour plier, mais pour nous combattre, pour vivre, résister, jusqu’à ce que le monde nous rende ses arêtes vives, en saignant sous la pluie avec nous.

Ou… n’est-ce qu’un fantasme ?

Un coup de sang qui nous mènerait à la destruction finale, si on lâchait la bride?…

 

Pierre-Yves Gadina © 13 mars 2025

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