De la pierre à l’ombre
Prologue : La pierre et l’éveil
Allez, essaye, ferme les yeux !…
Imagine…
Tu regardes une plaine aride, balayée par un vent âpre, il y a des millions d’années.
Un homme-singe, dans un tourbillon de sable, le dos voûté, les mains calleuses, serre une pierre brute. Tu sens son cœur battre dans le tiens — puissant, sauvage. Autour de toi, des grognements gutturaux, tes congénères qui s’effondrent, le sang qui éclabousse la terre sèche dans une lutte sauvage pour défendre votre grotte, votre point d’eau, les petits qui pleurent dans l’ombre.
La violence pulse, primitive, nécessaire. Survivre, c’est tout. L’essentiel.
Puis, un monolithe surgit d’on ne sait où, noir, parfaitement lisse et silencieux. Comme une énigme tombée du ciel et plantée au sol. Il domine ton clan de sa hauteur froide et reste totalement de marbre, face votre approche apeurée.
Dans 2001, l’Odyssée de l’espace, Arthur C. Clarke suggère que ce contact éveilla l’esprit de l’homme… Kubrick, lui, nous montre un os brandi comme une arme nouvelle, une innovation technologique s’envolant dans les airs. Cette rencontre, cette confrontation, provoque le déclic : l’homme-singe ouvre les yeux sur lui-même, sa condition — et sa conscience jaillit.
Avec elle, la violence devient un choix, et non plus un réflexe. Maslow le situerait au bas de sa pyramide : assurer la sécurité, trouver à manger, une vie de lutte et de cris. — Mais déjà, dans ce regard bestial, une étincelle s’est allumée dans les yeux du premier homme…
La lame et le défi
Ensuite, les millénaires filent, le sable se mue en rivière. Sur une rive, un jeune samouraï, torse bombé, hurle dans le vent, son sabre scintillant comme un défi. Une frêle embarcation glisse vers lui, portée par l’eau paisible. À bord, Tsukahara Bokuden, maître du Mutekatsu Ryu, scrute l’horizon, sa lame au repos, la main en visière.
« Bokuden ! » crache le jeune, la voix tranchante. « On te dit invincible. Bats-toi, ou ta légende est morte ! »
Depuis le bateau, Bokuden répond, doux comme une brise: « Ma lame dort… Pourquoi chercher le sang, quand la paix est un triomphe ? »
« La paix ? » ricane le jeune impertinent, piétinant la rive. « Une excuse de lâche ! Montre ta grandeur, ou je te tranche en deux ! »
Les yeux de Bokuden percent l’âme du provocateur. « Ta recherche de gloire ressemble à celle d’un guerrier prétentieux, que penses-tu trouver en me tranchant la tête? Que gagnerais-tu à me vaincre ? »
Le bateau approche, la tension atteint son paroxysme. Le jeune dégaine, fait danser son sabre, un éclair d’acier.
« Je suis samouraï ! » rugit-il. « Notre valeur passe par le combat et le courage devant la mort. Défends ton honneur, Bokuden! »
Le vieux samouraï incline la tête et sourit furtivement. « Ta valeur est dans ton cœur, pas dans le sang que tu répands sur ton chemin. Mais si tu désires vraiment te battre, je suis prêt. » dit-il immobile.
Le jeune bondit vers le bateau qui accoste, prêt à frapper. Bokuden, vif comme l’ombre, repousse l’embarcation d’un coup de perche, déséquilibrant le provocateur qui en perd son Katana. Il s’effondre dans le bateau qui s’éloigne rapidement, emporté par le courant.
« La vérité ne fuit pas… » lance-t-il, s’éloignant. « … trouve ta propre vérité! »
« Reviens ! » hurle le jeune, trempé, furibond.
« Voici ma victoire, elle est pacifique. » murmure Bokuden, tandis que la rivière emmène le prétentieux.
L’homme moral naît ici : sa vertu en réponses aux borborygmes des violents.
La raison dominant la force.
La société s’organise et établit des structures, des systèmes. Elle comble les besoins primaires de l’individu en lui offrant la sécurité nécessaire pour grandir et se développer – appartenance, estime, vertu, les causes nobles d’un guerrier primaire qui évolue en héroïque chevalier. Les légendes arthuriennes sont nées de ces récits de bravoure et d’honneur. La ‘Quête du Graal’ qui transforme les champs de batailles sanglants, en un voyage mystique. Le guerrier s’intériorise, à la recherche de La Vérité, et il trouve au final sa vérité intérieure. L’Ego.
Le cri et la fracture
Les siècles s’écoulent, les grottes deviennent nos maisons domotisées, la médecine repousse la mort comme une maladie contre laquelle lutter. Le transhumanisme et l’innovation nous fait fantasmer sur l’immortalité. La sécurité s’installe partout, fragile parfois mais bien réelle. Pourtant, l’individualisation dresse des barrières et creuse des failles vertigineuses.
Dans L’Âme des guerriers de Lee Tamahori, perdu dans une banlieue d’Auckland, Jake Heke frappe. Ses poings claquent sur sa femme, ses enfants, un écho des pierres d’antan. Ses poings ne frappent plus pour survivre, mais pour combler un vide : la pauvreté maorie brisent son estime de soi. La misère l’étrangle, l’exclusion le ronge de l’extérieur.
La violence devient sociale, un cri silencieux face aux disparités entre ceux qui gravissent l’échelle et les laissés pour compte.
Les besoins de base sont comblés, mais le sentiment d’appartenance s’effiloche, l’estime saigne. La civilisation lisse la violence brute des cavernes, mais elle brise les liens sociaux et familiaux, laisse certains au bord du gouffre, pendant que d’autres grimpent et réalisent leurs rêves.
Jake Heke, le maori en dérive, hurle dans une société qui ne l’entend plus, sa violence est née des injustices, son cri s’étouffe dans la misère et meurt entre les murs de béton décrépis de nos cités trop grandes.
L’ombre et le mensonge
Aujourd’hui, le mur de la honte ´trumpist’ continue sa progression suprémaciste. La religion pousse un état laïque à raser une bande de terre et en expulser ses habitants. L’avarice sert de moteur à un dictateur, pour convoiter les richesses et agresser un pays, pour l’accuser ensuite d’être un monstre fasciste, puisqu’il riposte et tue ses soldats, au lieu de se laisser indexer.
Nos écrans scintillent devant nos yeux, hypnotisés par la pub, les news et la déferlente des infox. Maslow tremble de honte et se retourne dans sa tombe. L’accomplissement et l’estime de soi de l’homme civilisé brillent au sommet, comme le Saint Graal de l’homme supérieur: un phare pour les uns, une ombre pour les autres.
La violence ne cogne plus – elle s’infiltre. L’exclusion sociale, une administrations complexes et indifférentes, nos systèmes financiers qui écrasent les plus démunis, une planète saccagée par la civilisation et qui gémit sous nos yeux de nantis.
Dans Dialogues avec l’Ange, une voix céleste souffle : « Le mensonge est pire que la violence. ».
À mes yeux, tous ces maux sont des mensonges sous couvert de progrès : on promet l’égalité et on obtient un fossé ; on chante la justice et les cages se multiplient. La violence morale brise plus profond que les os de Jake et s’insinue partout, plus sournoise que le défi du jeune samouraï.
Elle est l’enfant bâtard de l’individualisation, une pyramide qui vacille — quand le commandement « Tu ne tueras point » sert d’excuse à la morale et nous permet de dresser des remparts, masquant nos injustices systémiques.
Épilogue : Le vote et le miroir
Inventons ensemble une votation populaire, initiée par des extrémistes et où notre peuple devrait mettre à jour une loi avec cette question: « Réintroduire la peine de mort? » Vous imaginez la campagne politique et les pancartes qui fleuriraient dans nos rues? Que nous dicterait la morale?
Les opposants crierait : « La vie est sacrée, non au sang versé par l’État ! » – des arguments d’éthique, des appels à la miséricorde, des affiches pastel implorant l’indulgence. Les partisans riposteraient : « Justice pour les victimes, que les monstres paient ! » – des slogans aux couleurs criardes, des chiffres sur la peur, des visages de familles brisées.
L’initiative est rejetée. La morale s’est dressée devant la barbarie de la mise à mort, fière et droite comme la justice. Le foule est satisfaite, l’opinion publique est rassurée et l’individu se sent fort du sentiment de devoir accompli.
Mais, qu’adviendrait-il, si un drame injuste venait bousculer ton petit monde et frapper ta famille? Prenons l’exemple d’un preneur d’otages qui surgirait chez toi, une arme sur la tempe de ton enfant. Comment te comporterais-tu?
Si, lors d’une seconde d’inattention de l’intrus, il laisse momentanément son pistolet sans surveillance et à ta portée. Tentes-tu de la saisir ? Appuies-tu sur la gâchette? — A cet instant précis, la foule s’efface, tous les slogans s’éteignent et la pyramide tombe. Tu es seul face au choix.
Si l’individualisation nous a menés des pierres aux lois et des lois aux mensonges, que nous reste-t-il quand la réalité nous défie ? La morale vacille. Les slogans cachent orgueil, avarice, colère – les pêchés capitaux, moteurs de cette «justice».

Et alors?
Si la violence morale est plus pernicieuse que celle des cavernes…
Jusqu’où irons-nous avant d’affronter nos contradictions ?
Pierre-Yves Gadina © 15 mars 2025