Le vieil homme s’assit près du feu, le regard perdu dans les flammes qui dansaient au gré du vent.
Le petit-fils, silencieux, la mâchoire serrée, repassait dans son esprit l’histoire que son aïeul venait de lui raconter.
L’enfant était visiblement troublé.
« … Deux loups.
Le blanc et le noir.
Le bien et le mal… »
Et cette vérité qui émergeait au fond de lui : « Celui que tu nourris l’emporte. »
Le choix semblait simple. Limpide !
Nourrir le bon. Tuer le mauvais…
Mais l’aïeul secoua la tête.
— Tu crois qu’il suffit d’affamer le loup noir pour qu’il disparaisse ?..
L’enfant fronça les sourcils.
— Si on ne le nourrit pas, il s’affaiblira… Et…
— … il finira par mourir, non ?
Un sourire las fendit les rides du vieil homme.
— C’est ce que les visages pâles aiment croire, petit…
— Ils ont sciemment tronqué mon histoire pour la faire correspondre à leur vision du monde!
— Un monde, selon eux, fait de dualité et de lutte… Une vision étroite et tronquée.
— Mais écoute bien fiston : le loup noir ne meurt jamais !
— Et lorsqu’il a faim, il guette. Ill attend son heure, tapi dans l’ombre…
L’enfant retint son souffle.
— Si tu le prives de nourriture, il souffre. Il maigrit. Il devient rusé, silencieux, tapis dans l’ombre, dans le creux de ton cœur.
— Il guette. Il ronge ses os et affûte ses crocs. Prêt à bondir.
— Et un jour…
Le feu crépita, projetant une lueur fauve sur le visage du vieil homme.
— Un jour… alors que le loup blanc danse sous le soleil, confiant, repu d’amour et de lumière…
— Alors qu’il croit avoir gagné la bataille…
Le vieillard marqua une pause.
— Le loup noir bondit, lui saute à la gorge et tranche sa carotide!
L’enfant sentit un frisson courir le long de son échine.
La vision du loup noir s’imposa. Squelettique. Affamé.
Ses yeux brûlant d’une faim désespérée.
Il le vit ramper dans l’ombre, guettant la moindre faille.
Non pas par malveillance, mais par instinct. Par survie.
Et l’enfant comprit.
Le loup noir n’était pas un ennemi.
Il était un frère.
Un guide silencieux, tapi dans l’ombre.
Un totem !
Il porta son regard vers les flammes, et dans leur danse, il vit d’autres visages.
Le corbeau, messager des vérités cachées.
Le serpent, gardien des renaissances.
L’ours, pilier de la force tranquille.
Et ce loup…
Deux loups, ceux qui marchent entre les mondes.
Ceux qui connaissent les sentiers cachés,
Qui traversent les ténèbres sans s’y perdre.
Ces loups qui enseignent l’instinct, la loyauté, la puissance maîtrisée.
Ils étaient là, le blanc et le noir, depuis le début…
La meute…
Et l’enfant le comprit enfin.
Il portait, lui aussi, ces couleurs dans son cœur.
Ce n’étaient pas de simples bêtes rivales, mais les forces qui l’habitaient.
L’une douce, l’autre brute.
L’une aimante, l’autre instinctive.
Deux battements d’un même cœur.
Deux esprits d’une même chair.
Refuser l’un, c’était déséquilibrer l’autre.
Il en voyait maintenant les traces dans ses propres colères, dans ses propres peurs refoulées.
Prêtes à bondir si elles n’étaient pas reconnues.
L’enfant leva les yeux vers son aïeul.
— Alors… il ne faut pas l’affamer ?
Le silence resta suspendu un instant. Laissant le feu respirer.

Puis le vieil homme sourit, enfin.
— Non. Il faut lui parler. Tenter de l’approcher, essayer de le comprendre…
— Le nourrir juste assez pour qu’il ne devienne ni un prédateur, ni un traître…
— Attention ! Trop… Et il dévorera tout sur son passage.
— Trop peu… Et il attendra son heure, prêt à te frapper !
— Mais si tu l’écoutes… Si tu lui donnes une place dans ta propre meute…
— Il deviendra ton plus fidèle allié !
L’enfant fixa le feu, le cœur battant, emporté par le rythme des flammes.
Et dans leur danse, il vit le loup noir cheminant avec lui.
Non plus dans l’ombre. Mais à la queue leu leu, dans le sillage de ses traces.
Pierre-Yves Gadina © 17 février 2025